Billet littéraire KS. Ep. 61. «Je me regarderai dans les yeux», de Rim Battal, ou le cri d’une génération corsetée

L'écrivaine et plasticienne marocaine Rim Battal. (Photo: Guillaume Belvèze Abitbol)

Rim Battal signe un premier roman incandescent chez Bayard où l’adolescence d’une jeune Marocaine est broyée par le matriarcat, la honte et la peur du déshonneur. Entre cigarette de rébellion et certificat de virginité imposé, l’écrivaine met en lumière la violence ordinaire infligée aux filles, tout en célébrant leur résilience. Un texte coup de poing, où la littérature devient arme de survie.

Le 19/09/2025 à 09h59

Tout commence comme une parenthèse dorée. Au Maroc, une adolescente de dix-sept ans, issue d’une famille aisée, grandit dans un cocon d’illusions romantiques. Ses nuits sont peuplées de Brontë, ses jours hantés par les amours contrariées des films hollywoodiens. Mais il suffit d’une cigarette allumée à la fenêtre, en compagnie de sa sœur, pour que ce décor s’écroule.

Fumer, ce geste banal, devient dans le roman un crime. Dans le huis clos familial, il est perçu comme un affront à l’honneur. Car il signifie la possible déchéance de l’adolescente, et la voie déjà en zigzag qu’elle a choisie! La mère explose de rage et confronte sa fille à un ultimatum: elle exige un certificat de virginité pour apaiser ses craintes. Cet examen gynécologique forcé devient sa «première fois», non pas celle du désir consenti, mais celle d’une violation institutionnalisée. «C’était la première fois qu’on me pénétrait (…) Cela n’a pas duré plus de cinq minutes mais j’eus l’impression de passer une journée entière les jambes écartées et nues sur cette table d’examen médical», confie-t-elle, marquant la fin de l’innocence et l’entrée dans un monde où le corps féminin est un champ de bataille politique et familial. La cigarette, symbole de rébellion mineure, devient le catalyseur d’une crise majeure, révélant les hypocrisies sociétales. La narratrice finit par plonger dans une fugue chaotique.

La mère: bourreau et gardienne des normes ancestrales

Au fil du récit, la figure maternelle prend toute la place. La narratrice, devenue adulte, se retourne sur son enfance et dresse le portrait d’une mère à la fois aimée et crainte, protectrice et destructrice. Son regard pesait sur l’enfant comme un tribunal permanent: «À l’époque, je me demandais toujours quel regard ma mère porterait sur telle personne, comment elle jugerait une situation ou quels choix elle ferait (…) Cela m’a paralysée dans certaines situations (…) et il m’arrive encore aujourd’hui de m’autocensurer pour ne pas la heurter, ne pas lui déplaire, bien que je représente absolument tout ce qu’elle craint et méprise: artiste, poète, précaire, sans filtre, léger surmoi.»

La mère est devenue un totem qui, tel un spectre, hante la narratrice des années plus tard: «Elle savait que c’était ma mère qui m’avait refait la façade – les mères faisaient ça aussi, ainsi que tous les êtres au pouvoir absolu -, mais elle ne savait pas pourquoi et je n’osais pas le lui dire», dit la narratrice. Elle ose pointer du doigt ce qui demeure souvent tabou: le patriarcat ne s’impose pas seulement par les hommes. Les femmes, et surtout les mères, en sont les relais, voire les agentes de terrain. L’imposition du voile, par exemple, ne vient pas d’un mari ou d’un frère, mais des aînées elles-mêmes: «Aucun homme, aucun mari ni aucun protocole ne les obligèrent jamais à porter le voile. Ce sont des femmes qui furent d’abord les instigatrices de ce carnage textile.» La narratrice note que «les mères, tyrans absolus de l’intime au quotidien, y veillent de façon maladive». Elles surveillent, commentent, corrigent. Une jupe trop courte, une mèche de cheveux visible, tout est motif de rappel à l’ordre. Cet ultime contrôle du corps symbolise la domination sociale que les mères veillent à préserver par leur truchement. Le roman illustre ainsi comment les femmes se font elles-mêmes les gardiennes de ces normes. Cette honte collective fonctionne comme une arme psychologique, une épée de Damoclès brandie pour modeler le comportement.

Sexualité féminine: entre silence et cauchemar

Le récit élargit le propos: ce que vit la narratrice n’est pas un cas isolé, mais le reflet d’une société. Le silence autour du sexe, l’absence d’éducation, produisent des drames quotidiens.

«De nombreux bébés sont retrouvés tous les jours – morts ou vifs ! – dans des terrains vagues, dans des bennes à ordures, bouchent parfois les canalisations. L’avortement étant sévèrement puni par les lois marocaines, vingt-quatre bébés jetés à la poubelle tous les jours, selon feu Aïcha Ech-Chenna qui a apporté sur ses épaules pendant près de quarante ans l’Association Solidarité féminine. »

La société se nourrit de mythes tenaces qui brisent des existences et se révèlent complices d’un meurtre collectif. La force des superstitions est dénoncée. Le texte prend ici des allures de manifeste. Crû, brutal, parfois insoutenable, il ose dire ce que les codes sociaux étouffent: le sexe féminin est perçu comme un fardeau, une plaie, un stigmate. Le féminisme apparaît non pas comme une idéologie importée, mais comme une nécessité vitale.

Le récit confronte ainsi sexualité et libération. La narratrice, dont on ne connaitra jamais le prénom, à part le «je» qui la désigne, subit les diktats et la honte; d’autre part, elle invente des rituels de revanche pour se désenvoûter de sa mère, et décide une fois adulte de vivre ses propres expériences sexuelles.

Le féminisme de Battal est intersectionnel, liant genre, classe et culture. Le titre «Je me regarderai dans les yeux» évoque cette démarche de regard intérieur et d’acceptation de soi: elle refuse de rester «l’objet» du regard social et aspire à se voir comme un être libre. Au fond, l’écriture elle-même devient l’espace de cette réconciliation possible. Écrire, c’est se regarder enfin dans les yeux, sans détour, sans honte.

Famille éclatée, identité reconstruite

Le roman est aussi l’histoire d’une jeune femme qui se construit en opposition à sa mère. Cette dernière a hérité sa violence d’un traumatisme sociétale plus vaste (les violences endurées par les générations précédentes). La narratrice se console en admettant que «la violence de [sa] mère est le résultat d’une violence plus grande qu’elle ignore». La mère joue à l’homme et le surpasse dans une fresque sociale tragique. Pour s’émanciper, il faut briser ce cercle. D’où cette formule lapidaire: il faut «un désamour brutal et définitif».

«Je me regarderai dans les yeux» n’est pas seulement un récit personnel. C’est un roman politique, un miroir tendu à une société qui corsète ses filles et les condamne à la clandestinité intime. Battal s’y dévoile, mais parle pour beaucoup. Elle transforme la honte en parole, le silence en cri. La force de son texte tient à cette oscillation permanente: entre l’intime et le collectif, la douleur et l’ironie, la tragédie et la revanche.

Sur l’auteure

Née en 1987 à Casablanca, installée à Paris, Rim Battal est déjà reconnue comme poétesse avec «Vingt poèmes et des poussières» (Lanskine, 2020), «L’eau du bain» (2019) ou «X et excès» (2024) chez Le Castor Astral. Artiste plurielle — journaliste, plasticienne, cofondatrice du Bordel de la Poésie — elle fait éclater les frontières entre les genres.

Avec «Je me regarderai dans les yeux», publié en janvier 2025, elle signe un premier roman d’inspiration autobiographique, à la fois intime et universel.

«Je me regarderai dans les yeux», Rim Battal, 208 pages. Éditions Bayard, Collection Littérature intérieure, 2025. Prix au Maroc: 230 DH.

Par Karim Serraj
Le 19/09/2025 à 09h59