Fouad Laroui l’annonce d’emblée dans l’avant-propos: les histoires contenues dans ce roman, «pour ébouriffantes ou invraisemblables qu’elles paraissent, sont authentiques». Mais elles ont surtout été contées «dans un sabir savoureux qu’on nomme darija, qui mêle plusieurs langues et idiomes et qui ignore l’imparfait du subjonctif». Alors, comment rendre ces récits dans la langue de MVHY (Montaigne, Voltaire, Hugo, Yourcenar) en préservant l’authenticité hybride d’un dialecte haut en couleurs, tout un monde, tout un esprit où la sagesse fait corps-à-corps avec une hilarante incrédulité pour nous restituer le monde dans la plus délicieuse des dérisions? Défi relevé? Certainement, et ce dans une langue française étonnamment châtiée et légère à la fois qui, sans même ignorer l’imparfait du subjonctif, parvient à se faire oublier dans une subtile mise en scène où chaque histoire se déroule interrompue ci et là par des commentaires moqueurs, des haussements d’épaules, les mouvements impatients des corps qui attendent la chute, les invectives, drôles et passionnées, d’un cénacle de conteurs prompts au débat.
C’est Najib l’apothicaire qui, en ce dimanche de printemps, ouvre le bal avec l’histoire de Khaoula -«Drôle de prénom», lui rétorque Hamid. «Najib hausse les épaules» et reprend le cours de son récit. Khaoula, une bibliothécaire qui détestait les livres, travaillait, dans les années 80, à l’Université de Rabat. C’ était une jolie femme, malgré ses airs de «gorgone (…) toujours prête à trucider quelqu’un». Mais son calvaire, dans cette bibliothèque où elle se mourait, allait bientôt prendre fin avec son départ pour Paris où, un jour, son supérieur, pour le moins soulagé de se débarrasser de «sa subordonnée, qu’il aurait bien subordonnée à d’autres», lui proposa un stage à la bibliothèque de l’Ecole des Mines. Là, elle est accueillie par Elisabeth qui lui fait visiter les lieux et lui parle longuement de la vocation de bibliothécaire, tandis que Khaoula bâille ou laisse son regard s’évader par les fenêtres, parmi les arbres. Finalement, c’est devant un café que Khaoula avouera à Elisabeth, éberluée, qu’elle haïssait les livres, qu’elle était là pour trouver un mari, qu’elle avait trente jours pour dénicher «un Américain riche et naïf» et s’envoler pour Dallas. Elle acheta même un Atlas pour demander aux hommes qui l’approchaient, tandis qu’elle s’attardait devant les boutiques de luxe, de pointer du doigt l’endroit d’où ils venaient, ce qui leur valait à chaque fois une moue de mépris. Le temps pressait. Et point d’Américain riche et naïf à l’horizon, tout juste «quelques Français, une dizaine d’Africains et de Maghrébins, un évadé d’Asmara, deux turcs…» jusqu’au jour où, miracle, il lui apparut alors qu’elle était «allée traîner ses escarpins du côté de l’ambassade des Etats-Unis». Elle fit alors mine, à son approche, de trébucher «en poussant un cri adorable», tandis que son beau blond se précipitait pour la retenir dans sa chute. On ne sait, conclut Najib, si le prince charmant est riche et naïf, mais toujours est-il que «Khaoula est aujourd’hui citoyenne américaine».
L’assemblée, manifestement charmée, en était encore à féliciter le conteur quand un étranger ressemblant à Lee Van Cleef s’approcha de lui pour baptiser son histoire: Trente jours pour trouver un mari. «Pourquoi pas?», répliqua Najib sans enthousiasme. Et Lee Van Cleef d’enchaîner en confiant à l’auditoire qu’il avait connaissance de semblable histoire, celle de sa cousine Najla, une jeune femme dynamique qui avait monté une fiduciaire et s’était ainsi fait une belle fortune. Mais, arrivée à l’âge de trente ans, elle se mit à ressentir plus que jamais la pression sociale qui voulait que femme de cet âge fût mariée. Pourquoi pas ce jeune homme qui habitait son immeuble et lui faisait les yeux doux? «Le bellâtre» était fauché mais soigné, bien bâti, et son téléphone ne hurlait pas à chaque sonnerie une sourate du Coran. Mais, alors qu’elle était plongée dans les préparatifs du mariage, elle surprit son fiancé avec une autre femme. Elle essaya alors de récupérer l’argent avancé pour les festivités, en vain. Il ne lui restait plus qu’à trouver, en trente jours, un autre mari pour convoler en justes noces à la date fixée… Mais elle se choisit un tout autre stratagème que celui de Khaoula, qui avait suivi son instinct. Najla, elle, élabora un algorithme des qualités qu’elle cherchait chez un homme et l’envoya à ses amies, dont certaines lui firent des suggestions. Au bout du deuxième rendez-vous, elle avait trouvé chaussure à son pied.
Morale de l’histoire? L’une s’est fiée à son instinct, l’autre à la raison, et «nous sommes passés, en l’espace de trois générations, de l’intelligence vague, singulière, individuelle, à l’intelligence collective; de là, avant tout le monde, à la phase qu’on nous promet pour l’an 2050: celle de l’algorithme…». Et cette avancée fulgurante a été accomplie par les femmes.
On ne peut s’empêcher de raconter Fouad Laroui, tant ses écrits sont d’un humour et d’une dérision qui prêtent aussi bien à sourire qu’ils donnent à réfléchir. Et je n’ai donc pu m’empêcher de vous raconter la première histoire qui ouvre ce roman attachant. Mais le récit que je vous en ai fait n’en dit que très peu du rythme des histoires qui se succèdent, du style enlevé, savoureux, de ces «contes» ponctués de jeux d’esprit et de débats entre des personnages qui nous sont véritablement donnés à voir et à ressentir dans leur singularité.
Le livre se referme sur l’histoire d’Adil, «L’homme qui gâchait tout». Adil qui, enfant, faisait des dessins qu’il finissait immanquablement par détruire rageusement. Adil qui, de même, s’acharnait sur le piano après avoir joué une partition que lui avait apprise sa mère. Adil qui n’achèvera jamais rien et auquel un psychiatre diagnostiquera «un syndrome de Lafarge ou Laforgue», -«Lafarge, c’est pas le ciment?»-, Adil qui gâche ses rencontres dans les boîtes de nuit et se met à consommer de la drogue. Adil qui, au moment d’achever enfin quelque chose, le jour de son examen de fin d’études, prend son vélo pour se rendre à la faculté et décide, tout à coup, de tourner à gauche au lieu de prendre à droite, se fait renverser par un camion, rend son dernier souffle sur le bitume. Et le narrateur de livrer la morale de son histoire: «La dernière chose qui arrive sur terre à l’homme est bien la seule qu’il lui soit rigoureusement impossible de gâcher: son propre enterrement». Réflexion qui agita l’assemblée pour donner lieu à un fougueux débat sur le corps et l’âme, Dieu, la fatalité et le libre arbitre…
Ouvrez ce livre. Vous ne le lâcherez pas. Vous y reviendrez, même après l’avoir achevé. Pour encore rire aux éclats à l’histoire hilarante de l’homme qui a failli ruiner le pays en bradant le prix des phosphates à la Chine lorsque la présidente du parti communiste l’a pointé du doigt en vociférant dans une langue qu’il ne comprenait pas. Et lui, croyant qu’elle marchandait, lança un prix modique avant d’apprendre qu’elle n’avait fait que s’étonner de voir un homme porter des gants. «Les gants les plus coûteux de l’Histoire» désormais, fanfaronne «Machin» qui vient de raconter sa propre histoire avant de fièrement sortir ses mitaines de ses poches .
Allez à la rencontre de Théo, de Hicham, du cambrioleur du Paradis… Et, entre deux histoires, laissez-vous aller à dialoguer avec des personnages qui, après vous avoir fait rire, rêver, trembler, ne manqueront pas de vous hanter.
Fouad Laroui, «30 jours pour trouver un mari»,
Editions Mialet-Barrault, 190 pages, 19 euros