«Dans les yeux du ciel», un roman de Rachid Benzine

Famille Ben Jelloun

Chronique«Je m’appelle Nour. Chez moi, on est prostituée de mère en fille». Ainsi se présente la narratrice qui nous fera entrer dans son monde sans rien cacher, sans rien minimiser. Témoin de son époque, Rachid Benzine raconte ce qu’il voit et aussi ce qu’il devine.

Le 24/08/2020 à 12h40

Rachid Benzine est un islamologue sérieux. C’est aussi un pédagogue qui veut faire connaître l’islam non détourné par les intégrismes. Il est aussi militant pour une coexistence des religions. Il a signé un livre intéressant avec Delphine Horvilleur, «De mille et une façons d’être juif ou musulman».

Après avoir consacré un récit émouvant à sa mère, «Ainsi parlait ma mère», il s’est lancé dans le roman. Il vient de publier «Dans les yeux du ciel» (éditions du Seuil).

Au début, j’ai été réticent. Encore un livre sur une prostituée qui raconte sa vie («La vérité sort de la bouche du cheval» de Meryem Alaoui, Gallimard); puis, c’est devenu l’histoire d’une société hypocrite et schizophrène où l’islamisme se répand un peu partout. Le pays n’est pas nommé, mais on devine que c’est un des pays du Maghreb, probablement la Tunisie, parce qu’il s’agit d’une révolution qui parvient à dégager un président corrompu, une révolution vite récupérée par les Frères musulmans qui imposent un régime pire que l’ancien.

«Je m’appelle Nour. Chez moi, on est prostituée de mère en fille». Ainsi se présente la narratrice qui nous fera entrer dans son monde sans rien cacher, sans rien minimiser. On assiste à sa vie quotidienne, sa vie professionnelle qu’elle pratique dans un studio, loin de là où elle habite avec sa fille qui ignore tout de ce que fait sa mère. Elle choisit ses clients et satisfait leurs fantasmes sans rechigner. Elle prend les choses comme elles viennent et nous donne une image inversée d’une société où on soigne les apparences, puis on se livre chez une prostituée sans prendre la moindre précaution, allant jusqu’au bout de pratiques bien étranges. Ainsi, ce gouverneur, homme de pouvoir, puissant, qui se met nu devant elle et lui réclame des coups de fouet. Son devoir est de l’humilier. Elle obéit et ne le juge pas. Ce qui est important pour elle, c’est de gagner assez d’argent pour assurer à sa fille un avenir propre et intègre. Elle nous fait remarquer «qu’en près de trente ans d’exercice, j’ai été le réceptacle de toutes les frustrations du monde arabe».

Nour n’aime pas. Elle travaille. Cependant, elle va se lier d’amitié avec Slimane, un jeune homosexuel, que sa famille avait rejeté et mis à la porte. Il se prostitue pour vivre. C’est aussi un poète qui cite Nietzsche. Il est, lui aussi, le miroir d’une société qui obéit plus à ses préjugés qu’à ses désirs.

Nour est une pute qui prie. Elle croit en Dieu. Parmi ses clients, quelques islamistes qui font des prêches moralisateurs dans les mosquées et viennent chez elle satisfaire leurs pires fantasmes.

Le pays est en ébullition. C’est le début du «printemps arabe». Trop d’injustice, trop d’inégalités, trop de pauvres humiliés. La révolte gronde. Elle finit par avoir lieu.

C’est l’occasion pour Slimane de prendre sa revanche et de participer aux bouleversements du pays. Le dictateur est dégagé. Mais vite, les islamistes prennent sa place et exercent le pouvoir avec autant de violence et de cruauté. Slimane sera exécuté et Nour égorgée par un de ses clients, islamiste bon teint. 

D’une écriture sèche, le roman est l’occasion pour l’islamologue de dénoncer les préjugés contre l’homosexualité en particulier. Avant de mourir, Slimane fait un discours pour réclamer une vie libre: «la révolution nous aura-t-elle permis, à nous les hommes qui aimons les hommes, de vivre enfin, sans avoir le sentiment que nous sommes mauvais, que nous sommes impies, que nous sommes condamnés ? Moi, je veux vivre libre». 

Ce roman est un portrait d’un Maghreb malade, on peut l’étendre à tout le monde arabo-musulman où les libertés de l’individu ont été confisquées. Rachid Benzine condamne définitivement l’idéologie islamiste qui utilise la religion pour arriver au pouvoir et imposer une dictature morale et politique sans merci. Heureusement que la fin du livre reste du domaine de la fiction.

Témoin de son époque, le romancier raconte ce qu’il voit et aussi ce qu’il devine derrière les visages fermés, les regards détournés, les vies saccagées. La littérature, c’est cela. Le lecteur fera de ce roman, soit un miroir, soit une fiction qui éveillera sa conscience. En tout cas, c’est un roman à lire.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 24/08/2020 à 12h40