Voyage au Moyen-Atlas: IV- Un ermite littéraire

Azrou: le Rocher qui a donné son nom à la ville.

Azrou: le Rocher qui a donné son nom à la ville. . DR

ChroniqueAprès les fantômes de Toumliline, les castels baroques d’Azrou et Ifrane et une vraie ferme verte, notre chroniqueur itinérant est tombé sur un personnage inattendu.

Le 17/11/2016 à 17h34

Au douar d’Aït-Ali*, non loin d’Azrou, face aux sombres forêts de montagnes cachant un ancien monastère bénédictin, un pavillon de chasse royal et des colonies de vacances, s’élève une maison encore inachevée aux formes simples, où j’ai rencontré le personnage intellectuellement le plus marquant de mon petit périple atlassique, un voisin et ami du fermier vert Abdellah Lahrizi, portraituré la semaine dernière dans cette chronique.

Gérard Chalaye, marocanisé par sa femme, la mère de ses enfants, une native d’Azrou, a mené jusqu’à récemment une chatoyante carrière universitaire itinérante, du Collège Tarik-Ibn-Ziad d’Azrou (le fameux Collège berbère du Protectorat)** aux Antilles, de la Bretagne à La Réunion. Au fil de ces postes, ce qui peut paraître aller de soi, pour un Français du Midi, Chalaye est devenu un spécialiste de Jean Giono (1895-1970) et des «prophéties» de ce fameux romancier et cinéaste indépendant italo-provençal.

Surtout Chalaye s’est investi dans des recherches en littérature universelle, notamment francophone, jaillie à l’époque coloniale et puis un peu oubliée, en tout cas une littérature très variée, inspirée entre autres par la vie dans le désert.

Amadou Hampate Bâ

C’est ainsi que notre chercheur s’est penché longuement sur les idées d’Amadou Hampate Bâ (1900-1991), ce sage malien, né dans l’aristocratie peule, membre de la confrérie soufie tidjane (dont la souche spirituelle principale est à Fez, au Maroc) et qui devint célèbre en 1962 à l’UNESCO en rétorquant au sénateur américain Benson, qui brocardait l’«illettrisme» des Africains, qu’«être illettré ne veut pas dire être ignorant».

Bâ passa une partie de sa vie à défendre les cultures orales et forgea cette formule, popularisée ensuite par l’UNESCO: «en Afrique, un vieillard traditionnel qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle». Chalaye a travaillé sur l’œuvre de Bâ, sous l’angle religieux, politique et culturel.

Dans un esprit comparable, «l’ermite littéraire» du Moyen-Atlas a dirigé sa curiosité vers le «désert sans Dieu» de Pierre Loti ; ensuite ce fut «Nudité, sauvagerie et fantasmes coloniaux», sans oublier les écrits du romancier berberiste René Euloge qui voua sa vie aux djebels marocains. Et dont les principales œuvres ont commencé à être rééditées.

Un éditeur indien

Il y a dans tout ce travail de recherche un apport original, souvent hors des sentiers battus, à l’histoire littéraire nord et ouest-africaine, travail que Chalaye poursuit maintenant dans sa thébaïde atlassique, entouré de ses livres, papiers, ordinateur —mais sans portable…

Depuis plusieurs années déjà, cette tâche a pris place au sein de la Société internationale d’études des littératures de l’ère coloniale. Cette SIELEC, connue de spécialistes marocains en Lettres du XXe siècle, publie articles et ouvrages en coopération avec les Editions Kailash, basées à Pondichéry (Inde).

Tout cela s’opère en partie sous l’égide intellectuelle d’Edward Saïd (1935-2003), l’essayiste palestino-libanais qui se fit connaître par son «Orientalisme: l’Orient crée par l’Occident» (1970 et 1980) où il pourfendait l’Orientalisme que la SIELEC préfère, elle, étudier sans condamnation, se plaçant plutôt dans l’esprit d’un autre livre, moins connu, de Saïd: «Culture et impérialisme» ( 1993 et 2000) où le Palestinien émigré aux Etats-Unis nuance sa pensée des années 1970 en écrivant notamment: «Ignorer ou négliger l’expérience superposée des Orientaux et des Occidentaux, l’interdépendance des terrains culturels où colonisateurs et colonisés ont coexisté et se sont affrontés avec des projections autant qu’avec des géographies, histoires et narrations rivales, c’est manquer l’essentiel de ce qui se passe dans le monde depuis un siècle».

Cet «essentiel», il nous paraît que l’«ermite» littéraire d’Azrou l’a bien intégré à son travail.

FIN

Voir : www.sielec.net* Aït-Ali: il y a deux douars portant ce même nom de part et d’autre d’Azrou, l’un abrite une ferme verte, l’autre un chercheur en littérature.** Lire: «Le Collège d’Azrou: Formation d’une élite berbère, civile et militaire» par Mohamed Benhlal, docteur marocain en sociologie. Karthala et Ireman, Paris et Aix-en-Provence, 2005

Par Hugoz Péroncel
Le 17/11/2016 à 17h34