Dans son édition du 24 novembre, le quotidien espagnol El País rapporte que le gouvernement de Pedro Sánchez a transféré une plainte formelle à l'ambassade du Maroc protestant contre la mise en place, sans autorisation préalable, d'une ferme piscicole au large des îles «Chafarinas». Une action qui impliquerait «l'occupation illégale» des eaux territoriales espagnoles.
Avouons que c’est tout de même le monde à l’envers, sachant que cet archipel, nommé côté marocain, «al-Jouzour al-Jaâfariya», se trouve à trois kilomètres des côtes d’Afrique et qu’il est ouvertement occupé depuis 1848.
Cela dit, tout comme l’exécutif espagnol a tenté d'éviter les frictions dans le but, précise El País, de surmonter la crise diplomatique qui n'est pas encore définitivement close, je vais tâcher d’en faire autant et parler, sans faire de vagues, d’histoire et de culture.
Dans la foulée, pourquoi nous priver, pour commencer ce périple insulaire, des délices procurés par quelques mythes et légendes!
Les hommes viennent puis s’en vont mais la terre et les ondes marines demeurent, pour la postérité, comme indéfectibles témoins.
On imagine alors que si Ulysse avait existé, il se serait probablement arrêté là, sur l’un de ces trois pics rocheux, groupés en demi-cercle, offrant «le meilleur mouillage de la côte du Rif» et un abri contre les vents violents d’après la «Description nautique de la côte Nord du Maroc» publiée en 1857.
Bercés par les chants de l’Odyssée, nous parviennent en effet, les aventures de Calypso aux beaux cheveux, fille d’Atlas et nymphe du Couchant qui recueillit, amoureuse, Ulysse à la dérive sur son île d’Ogygie, identifiée par l’helléniste Victor Bérard à l’îlot de Leïla près de Sebta, formant le prolongement géographique de Jbel Moussa.
Nous sommes là dans le désormais célèbre îlot de Perejil, monté au nez du gouvernement de José Maria Aznar en 2002 dans une théâtrale démonstration…
Mais revenons à notre groupement de trois îles, d’une superficie terrestre globale d’environ 52 hectares, identifiées dès l’antiquité sous le nom «Ad tres insulae»!
L’itinéraire d’Antonin, fameux guide de voyage de la Rome antique, les signale comme station de la côte méditerranéenne entre la Malva (aujourd'hui la Moulouya) et Russadir, nom phénicien de Melilla.
Depuis la conquête arabe, écrit en 1848 l’archiviste et géographe français Armand d'Avezac, dans son «Esquisse générale de l'Afrique», précisément dans la partie intitulée «Îles d’Afrique», elles ont pris «le nom de la tribu à laquelle elles sont échues, à savoir, celle des Bény-Gja’far ou Gja'faryn. Ce nom, écrit encore Jafiarim en 1375 sur la carte catalane de la bibliothèque du roi Charles V, et Jafarin en 1443 dans le Portulan de Jean d'Uzzano, est défiguré, dans les documents des derniers siècles, en Zafarinos, Chafarinas, Chafelines, et Zapharines, qui est ainsi devenu la dénomination vulgaire».
Une autre version relie l’appellation à la forme autochtone «Ichfaren» (Cheffarine) qui aurait prédominé un temps, dans le sens de «voleurs», en souvenir des pirates et flibustiers qui fréquentaient ce qui était devenu un redoutable repaire.
Du point de vue livresque arabe, le géographe andalou al-Bekri les appelle, au XIe siècle, Îles de la Molouya; alors qu’une autre dénomination marocaine prévaut: Jouzour kebdana.
Il s’agit là de la tribu, maîtresse des lieux, apparentée au groupe berbère zénète. Résidant le Rif oriental, elle laisse aussi son nom, à Ras Kebdana, cap faisant face à nos trois îles, près de l’embouchure de la Moulouya.
Identifié par Charles Tissot au Metagonium des géographes de l’Antiquité, il est dit également Ras Sidi Bachir, en référence à Hajj Mohamed ben Ahmed ben Bachir, nommé par le sultan Moulay Hassan caïd des Beni Iznassen et gouverneur d’Oujda en 1874.
On lui doit la fondation de quelques tours dont celle située face à l’archipel, à Ras Kebdana, dite par les Espagnols qui y avaient érigé un camp fortifié en 1908, Cabo de Agua, Cap de l’Eau, denrée rare pour les îles voisines qui en étaient dépourvues.
Les îles en question, situées juste en face, à près de trois kilomètres, avaient été occupées dès le 6 janvier 1848, sous les ordres du général Francisco Serrano.
En 1497 déjà, l’année de la prise de Melilla, elles étaient le point de mire de l’Espagne, ainsi que le précise l’historien Mohamed Ibn Azzuz Hakim.
Mais il a fallu attendre la concrétisation dans le contexte de compétition coloniale entre les puissances impérialistes dans le but de freiner l’avancée française vers l’ouest, dix-huit années après la conquête de l’Algérie.
Dans son ouvrage, «Les relations de l’Espagne et du Maroc pendant le XVIIIe et le XIXe siècle», Edgard Rouard de Card, professeur de droit civil, précise qu’«en 1848, le gouvernement espagnol, craignant d'être devancé par les autorités françaises, fit occuper par ses troupes les îles Zaffarines».
Ainsi, «l’Espagne complétait non seulement la défense de Melilla, mais en outre acquérait une position militaire de premier ordre en face de la vallée de la Moulouya».
Sans oublier le rôle offensif, détaillé par d’autres auteurs, dans le soutien à une pénétration militaire plus profonde depuis la guerre de Tétouan en 1860, à la guerre du Rif, en passant par la guerre de Mellila en 1893.
Les pics rocheux, petits par leur taille, grands par leur intérêt stratégique, furent depuis rebaptisées Isla d’el-Rey Francisco; Isla Isabelle II et Isla Congreso, tous réunis sous la mention Chafarinas; tandis que l’archéologue et diplomate Charles Tissot, rappelle que celui du centre s’appelait Hajar Kebdana et celui de gauche, le plus grand, Tenenfa.
Des batteries y furent installées leur assurant une vocation militaire, avec l’appui de soldats et de garde-côtes, ajoutée au statut de bagne et de colonie pénitentiaire comme ce fut le cas pour les autres présides.
Parmi ses «hôtes» prestigieux: le juriste et politique espagnol, Luis Jiménez de Asúa en 1926; ou encore, l’indépendantiste cubain qui s’imposera comme industriel, homme politique et écrivain de renom, Emilio Bacardi, lequel avait signalé en 1896, quelques 200 codétenus cubains à bord…
Nous pourrions poursuivre ce périple, avec les autres îles de la côte marocaine, occupées chacune dans un contexte historique particulier. Mais ce serait, selon l’expression référant aux deux monstres maritimes de la mythologie grecque, tomber de Charybde en Scylla.
Avant de larguer les amarres, me saisit plutôt le rêve fou d’une île, refuge contre les incompréhensions, tissant des ponts bienfaisants…
J’entends alors me susurrer à l’oreille, ces paroles apaisantes de Jacques Brel: «une île. Une île au large de l'espoir… ».