Comment le général Ahmed Gaïd Salah a piloté la succession du président Bouteflika

L’Afrique réelle

ChroniqueLa maladie du président Bouteflika a mis en évidence la paralysie d’un système politique qui refuse tout renouvellement générationnel et toute remise en cause des savants équilibres qui sous-tendent le pouvoir.

Le 22/11/2022 à 11h02

Abdelaziz Bouteflika fut mis au pouvoir en 1999 par l’armée qui souhaitait donner l’impression qu’elle se retirait de la direction des affaires. Il fut ainsi le premier président civil après Ahmed Ben Bella (1963-1965). Cependant, à la différence de ses prédécesseurs, Abdelaziz Bouteflika voulut se dégager de la pesante tutelle militaire, et il le fit d’une manière très habile. L’économie algérienne étant contrôlée par la caste militaire à travers une clientèle d’obligés ou d’associés civils, il créa un contre-pouvoir économique, celui des «oligarques», qui bâtirent leurs indécentes fortunes en dehors des réseaux militaires grâce à l’octroi de très généreux «prêts» bancaires. Devenu le véritable maître du pays, Abdelaziz Bouteflika fut frappé par la maladie. Très affaibli, il fut cependant poussé vers un quatrième mandat par son entourage quand un nouvel accident vasculaire cérébral mit un terme à ce projet.

La maladie du président Bouteflika a mis en évidence la paralysie d’un système politique qui refuse tout renouvellement générationnel et toute remise en cause des savants équilibres qui sous-tendent le pouvoir.

L’Algérie est en effet partagée entre plusieurs clans militaires et civils rivaux dont les chefs s’entendent pour conserver l’équilibre et la stabilité entre les groupes. Les rapports de force ont cependant changé depuis l’indépendance, car de nouvelles «familles», notamment civiles, se sont introduites, ou ont été introduites dans le cercle fermé des profiteurs, lequel n’est donc plus exclusivement militaire.

Afin de diviser l’armée pour rester le maître de la situation, le président Bouteflika souffla sur les braises de classiques conflits internes. Pour mener cette politique, il s’appuya sur le général Ahmed Gaïd Salah dont il poussa la carrière, en en faisant d’abord le chef d'état-major puis le vice-ministre de la Défense.

Dans un premier temps, cet homme-lige remplit parfaitement sa mission en faisant s’opposer frontalement les deux grandes composantes de l’armée, à savoir le Département du renseignement et de la sécurité (DRS) et l’état-major (EM) de l’Armée nationale populaire (ANP). Le clan Bouteflika appuya alors l’EM dans son entreprise d’élimination du général Mohamed Lamine Médiène, dit «Toufik», directeur du DRS depuis 1990.

Cependant, jouant sur deux tableaux à la fois, et afin de ne pas se livrer pieds et poings liés à l’EM, donc au général Gaïd Salah, le clan présidentiel remplaça le général Médiène par le général Tartag, adversaire du général Ahmed Gaïd Salah. Ce dernier ne laissa rien paraître et, tout en affichant publiquement sa totale loyauté au président Bouteflika, il s’attela à un patient travail d’élimination de ses rivaux au sein de l’armée. Cette épuration fut d’autant plus facile à réaliser qu’au même moment, tous les observateurs n’avaient d’yeux que pour la rue qui manifestait contre un cinquième mandat du président Bouteflika.

Enfin, le 2 avril 2019, tous les moyens militaires étaient alors rassemblés entre ses mains, le général Ahmed Gaïd Salah mit un terme au mandat d’Abdelaziz Bouteflika…

Procédant par étapes successives et laissant la rue continuer à manifester, le général acheva ensuite sa prise de contrôle de l’Algérie à travers l’appareil d’Etat. La magistrature algérienne qui, jusque-là, prenait ses ordres à la Présidence, le fit désormais à l’état-major de l’armée qui l’utilisa afin de satisfaire la rue en lançant une chasse aux «corrompus». Cependant, derrière cet écran de fumée, ne furent éliminés que les oligarques ne dépendant pas de l’armée, l’épuration ne concernant pas les clans affairistes qui lui étaient subordonnés. 

Le général s’arc-bouta parallèlement sur la légalité constitutionnelle, ne déviant à aucun moment de sa ligne qui était l’impératif d’une élection présidentielle.

En dépit de puissantes manifestations populaires, il réussit ainsi à organiser le scrutin présidentiel sans s’en laisser dicter les conditions par la rue. Malgré une abstention élevée, un président fut élu au mois de décembre 2019 en la personne d’Abdelmadjid Tebboune, cadre éminent du «Système», qui fut plusieurs fois wali (préfet) et par cinq fois ministre du président Bouteflika… A travers lui, le «Système» se maintenait donc au pouvoir.

Le 23 décembre 2019, quelques jours après l’élection présidentielle, le général Gaïd Salah mourut, «libérant» le nouveau président de sa pesante tutelle.

Par Bernard Lugan
Le 22/11/2022 à 11h02