Lors du confinement, j’ai demandé à des hommes ce qui leur manquait le plus. La réponse de nombreux jeunes hommes: «Talouaaate a oustada!». («La "drague", professeur!»). Certes, «il y a internet, mais c’est virtuel». «C’est pas comme si je voyais lhame («la viande» -sic!-) se dandiner devant moi».
Que de jeunes se sont retrouvés frustrés, privés de cette activité si prisée, de ce sport national! La «drague», très prospère dans notre société, s’est intensifiée avec les réseaux sociaux. Mais parlons de la «drague» dans l’espace public.
Comment la nommer en arabe dialectal? Talouate (tourner autour), annouggane (harcèlement), tbesbisse (vient du son bssss pour aborder une femme, pour tenter de l'attirer à soi), atta3nabe (redécouvrez ce nouveau profil d’homme qu’est 3niba, ici). Il y a aussi syadha, soit la chasse ou la pêche: le harceleur est clairement désigné par ce terme comme étant un prédateur à la recherche d’une proie.
L’objectif n’est pas toujours d’aborder une femme en respectant sa dignité. Souvent, c’est juste pour s’amuser, passer du temps, humilier et… frimer, genre je suis très viril, en présence de ses amis. Quand les jeunes sont en bande, le harcèlement devient agressif, pouvant aller jusqu’aux attouchements.
Le harcèlement est si important dans notre société qu’on lui consacre de nombreuses expressions, célèbres, usitées par les dragueurs. Des expressions qui se veulent comme des compliments: «manchoufoukche azzine?» («on se voit, beauté?»), «juste ton numéro de téléphone», est aussi une formule courante. Il y a aussi «la gaziiile» («la gazelle»), une façon d’aborder les femmes très courante à Marrakech, qui peut aller jusqu’à la violence verbale, si le harceleur se fait rembarrer.
Ce harcèlement de rue s’exprime, tel de la poésie, avec des rimes: «kayène chi oulla nji?» (une façon de demander à cette inconnue «es-tu libre?» ou juste de faire le malin)». Il y a encore: «koullek zbida ou mnin nebda?» («tu es tendre (tel du beurre). Par où je t’entame?»). Il y a celle-ci aussi: «koullak teffah, mafik maytlah» («Tu es telle une pomme, il n’y a rien à jeter»). Ou encore: «nahdi malyoune 3la smère alloune» («j’offre un million pour cette brune»).
Moins élogieux, on dit à une blonde: «koulchi z3ar oula ghir asskafe?» («Tout est blond ou juste le toit?». Une référence claire aux poils pubiens de l’inconnue abordée). Ou alors: «ch-houbya diale al 3attare oula dialle Allah?» («C’est une blondeur qui provient de l’herboriste ou de Dieu?). A une femme de forte corpulence: «jarra kkar walla douar al askar?», («tu te traînes un cul ou une base militaire?»).
Dans l’esprit de ces pauvres harceleurs, qui croient être des dragueurs, c’est Eve qui séduit malicieusement Adam, et ils le justifient ainsi: «les femmes nous attirent par leurs tenues provocatrices». Une expression l’exprime d’ailleurs très bien: «ntouma zayrou ou hna nakhtarou» («portez des habits moulants et nous, nous choisissons parmi vous). Les femmes sont donc perçues comme de la marchandise. L’un d’eux le résume très bien: «elles sont dénudées. Je ne peux me maîtriser, moi. Elles n’ont qu’à se couvrir!».
Sauf qu’aucun profil féminin n’échappe à ce harcèlement dans l’espace public et à l’ingéniosité de ces «poètes» du ridicule. Il y a même des formules pour celles qui sont entièrement couvertes.
A une femme qui porte le foulard mais des habits jugés «provocants»: «Iqra’ mine al fok ou rotana mine ltahte («Iqra’ [chaîne de TV moyen-orientale religieuse] en haut et Rotana [chaîne de TV moyen-orientale de musique] en bas»). Ou alors: «jlaleb ou laqwaleb» («la djellaba n’est qu’une ruse»).
Même les femme dûment voilées, cachant ce qui se veut être des atours sous de vêtements amples ou une burka se voient faire remarquer: «lakhwanjya la3ba bya» («la sœur musulmane se joue de moi»).
«Nakhwi jibi 3la azzife ach-chibi» («je me ruine pour ce foulard bleu»). Il y a tout un glossaire, sous forme de prière adressée à Dieu: «dayra alhijabe, Allah ijibna fi swab» («tu es voilée, Dieu m’indique les bonnes manières avec toi»).
Pour celles qui portent la burka, cette réflexion: «matalbasse lakhale ghir alli qalbha byad» («ne met le noir que celle au cœur blanc») ». Ou encore: «Dieu me donne une hlila (une «femme légitime») comme toi pour me réveiller à la prière de l’aube», ou encore «pour faire avec moi la prière du Moghrab». «Dieu me donne un pèlerinage à la Mecque avec toi». «Yarabbi nkoune hlilèke («Dieu fasse que je sois ton légitime»). «Allah ylaqina flahlal» («Dieu nous unisse licitement»). Ou encore: «Dieu te donne un destin (assa3d) avec moi». «Allah yqaddarni 3lik» («Dieu me donne la capacité d’être à la hauteur») ». Le harceleur peut aussi dire: «tanhabbak fi Allah» («je t’aime en Dieu»).
Il peut arriver qu’une jeune fille se trouve avec une femme plus âgée, pouvant être sa mère: «Allah ya3tina nsiba nddiwouha l'haj» («Dieu nous donne une belle-mère à emmener à la Mecque»).
Donc, ce harcèlement n’obéit pas aux habits que choisissent les femmes de porter, mais bien à une mentalité. Ces comportements privent les femmes de leur liberté et les plongent systématiquement dans un profond malaise.
Bien entendu, un homme peut aborder une femme avec respect. C’est du domaine de l’acceptable, et cela dépend du contexte. Mais si elle refuse, il se doit de la laisser tranquille. Sinon, ça devient du harcèlement. Il y a une grande différence entre courtiser et draguer, harceler, traquer, agresser, violenter…
Pour les femmes, ce harcèlement de rue est une forme de violence, même si elles, tout comme les hommes, confondent ce terme avec la drague, qui, elle, est un jeu de séduction, mutuellement consenti. Maha: «les femmes souffrent terriblement de la drague. N’importe qui se permet de t’aborder, de te persécuter à pieds, en moto, en voiture. Les dragueurs nous asphyxient et détruisent notre bien-être».
La loi est très précise: le harceleur sexuel dans l’espace public et le lieu de travail risque jusqu’à 4 ans de prison. Lamia: «tu ne fais pas un mètre dans la rue sans être harcelée. Tu vas appeler la police à chaque pas? Il me faut un garde du corps pour marcher tranquillement!».
«L’homme est faible face à la femme, Dieu l’a créé ainsi!», dit-on communément. Est-ce bien Dieu? N’est-ce pas plutôt l’éducation?
Les parents et l’école ont un rôle important à jouer pour apprendre aux hommes à respecter la dignité des femmes, même les inconnues dans la rue, comme ils exigent que celle de leurs sœurs, de leur mère, et de leurs (futures) filles le soit.