Mon ami Khalil B. m’a appris une chose intéressante lors d’un dîner chez lui, samedi dernier: il fut un temps où notre ministère marocain de l’Éducation nationale s’appelait ministère de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts. Et d’ajouter: «Au temps béni de ma jeunesse, à Rabat, je me rendais à pied au lycée Moulay Youssef, et c’est bien ce qui était marqué sur la façade du ministère, à côté de Bab Rouah. Récemment, j’ai fait quelques recherches sur le Net et j’ai vu que c’était le fameux docteur Benhima qui inaugura ce ‘double’ ministère de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts du 8 juin 1965 au 11 novembre 1967.»
Pris de court, je ne pus qu’ajouter niaisement: «Cela fait au total deux ans et presque six mois.»
Khalil B., imperturbable, continua de révéler le résultat de ses recherches: «Le non moins fameux Abdelhadi Boutaleb fut le dernier ministre ‘… et des Beaux-Arts’, du 6 juillet 1967 au 17 juin 1968.»
- Tiens, ça tombe juste: 11 mois et 11 jours.
L’épouse de mon ami Khalil me regarda avec inquiétude:
- Tout passe par l’arithmétique, chez toi?
Ce ne fut que le lendemain, après être rentré chez moi et avoir nourri le chat, que je me rendis compte de l’importance de ce que j’avais appris la veille.
Ainsi donc, on prenait autrefois les Beaux-Arts au sérieux, au point de les accoler à l’Éducation nationale!
Pourquoi avons-nous abandonné cette excellente idée en juin 1968?
Les conséquences de cet abandon, on les constate tous les jours. J’ai en face de moi, chaque semaine, des étudiants qui excellent en maths et en physique, mais qui n’ont jamais entendu parler des portraits du Fayoum égyptien, des sculptures de l’antiquité grecque, des peintres de la Renaissance, des impressionnistes ou de Matisse ou d’Andy Wahrol -fût-ce pour le détester.
Picasso, oui, ils en ont vaguement entendu parler, mais, faute de formation en Histoire de l’art, ils n’en pensent rien -ou pire: «que des gribouillages, qu’un enfant pourrait faire.» Quant à l’art contemporain de leur propre pays, quand je leur en parle, ils baillent aux corneilles: ils n’ont jamais mis les pieds dans un musée ou une galerie. Ouazzani, Rabie, Bellamine? De parfaits inconnus.
Pire: ils croient que l’art est, comment dire, superflu. On aimerait leur tatouer sur le poignet la belle formule de Voltaire: ‘Le superflu, chose si nécessaire.’
Parce qu’enfin, si la vie se réduisait à dormir, manger, travailler et se vêtir, en quoi serions-nous différents de nos cousins les bonobos? Vous me dites qu’eux vont nus dans la savane. OK, très bien, nous avons honte de nos instincts, nous, donc: «si tu vois un homme nu, couvre-le» (Ésaïe, 58, 7), mais à part ça, nous et les bonobos, hein? Quelle différence sinon l’art, sinon la culture?
«Quand on les initie, avec méthode, aux splendeurs, aux mystères et à la nécessité de l’art, nos étudiants ne sont pas moins passionnés que leurs homologues russes, français ou italiens.»
En l’absence d’initiation à l’art, on en arrive à cette incongruité, à laquelle j’ai assisté: deux brillantes doctorantes en mathématiques papotent dans un Starbucks des R’hamna (si, si, ça existe):
- Je vais à Bruxelles la semaine prochaine présenter mes recherches sur le rayon de convergence des fonctions pluri-sous-harmoniques bornées.
- Tu vas à Bruxelles? Je connais. J’y ai présenté un papier sur une extension probabiliste du théorème de Kronecker-Weber. Il y a là un super mall avec des magasins branchés. Tu vas adorer. Viens, on va gougueler l’adresse.
J’en ai avalé mon cappuccino de travers. Bruxelles! Des malls!! Des magasins!!! Mais enfin, c’est d’abord une ville d’art et d’Histoire! (Pardon pour tous ces points d’exclamation, mais je suis outré…) Le Mont des Arts! (On peut y passer sa journée.) La Grand-Place, la plus belle place du monde! (Oui, monsieur.) Le musée Magritte! L’Atomium! Le ‘Bozar’ de Victor Horta, le maître du style ‘Art nouveau’! Le parc du Cinquantenaire et son Musée Art et Histoire!
Et au lieu de toutes ces merveilles, A recommande à B d’aller dans un mall s’esbaudir devant des pulls, des chemises ou des pantalons -des fringues, quoi- qui sont sans doute fabriqués au Maroc, d’ailleurs.
Quelle tristesse…
La faute à qui? La faute à l’enseignement. Parce que ce n’est pas l’envie qui manque -mais comment peut-on avoir envie de ce qu’on ne connaît pas? C’est l’offre qui est déficiente. Je donne chaque année, dans ces mêmes R’hamna, six cours de trois heures d’initiation à l’art. Je peux donc attester de ce fait: quand on les initie, avec méthode, aux splendeurs, aux mystères et à la nécessité de l’art, nos étudiants ne sont pas moins passionnés que leurs homologues russes, français ou italiens. Oui, c’est bien l’offre qui est déficiente.
On peut être passionné par la science, par les mathématiques (je le suis) -et, en même temps, par les arts. Ce n’est pas incompatible. Les arts enrichissent notre vie. Dans la famille des Hominidés, ils nous transcendent par rapport à nos cousins. Nous n’avons pas le droit de priver les enfants et les adolescents de l’accès à ce qui fait de nous des êtres humains.
C’est pourquoi j’adresse à qui de droit cette supplique: faites, pour le plus grand bien des générations qui viennent, pour le plus grand bien du pays, que ce ministère soit de nouveau «de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts».
Merci.