Le phénomène n’est pas nouveau et, avant, le ministère de l’Education nationale en faisait même un motif de fierté. Il s’agit de la migration des élèves du secteur privé vers le public. Auparavant, le phénomène s’expliquait essentiellement par la médiocrité des «prestations» de certaines écoles privées, destinées à une classe moyenne, dont les membres appartiennent aux catégories socio-professionnelles B, voire B-, qui se battent au quotidien pour offrir la meilleure éducation possible à leur progéniture, et, surtout, un cadre où un minimum d’épanouissement leur est garanti. Mais de guerre lasse, et à qualité égale, certains optaient pour le public.
Mais depuis le mois de mars dernier, le coronavirus est passé par là et à ce facteur qualité s’en est ajouté un autre, celui-ci d’ordre financier: les difficultés matérielles auxquelles de nombreux ménages sont aujourd’hui confrontés. Les multiples bras de fer entre les directions d’écoles privées et des parents d’élèves autour des frais de scolarité du troisième trimestre de l’année dernière n’ont rien arrangé à ce qui s’assimile désormais à une désaffection massive. Le refus des établissements d’enseignement privé de consentir à des efforts en matière de réduction de ces frais de scolarité a fini de convaincre une grande partie de ceux qui persistaient encore à croire que «le privé, ça reste mieux».
Un malaise profondRésultat: une forme de désengagement s’est mise en place en plein milieu de l’année scolaire précédente. On s’en souvient, de multiples procès ont été intentés par des parents d’élèves, sous pression. C’était soit pour avoir ce véritable Graal qu’est le certificat de départ, permettant à un élève donné de quitter un établissement (privé) pour un autre, public en l’occurrence. Ou alors pour amener la direction d’une école publique à admettre un enfant auparavant admis dans un établissement privé.
Lire aussi : Enseignement: des écoles privées anticipent et imposent les cours en présentiel
En cette rentrée, la tendance se confirme, et de plus belle. Exsangues, de nombreux ménages font le choix du passage du privé vers le public. Contacté, le ministre de l’Education nationale, Saaïd Amzazi, reconnaît l’existence de ce phénomène.
Le processus des inscriptions étant toujours en cours, et malgré nos différentes sollicitations envers les Académies régionales relevant du ministère de l’Education nationale, il a été impossible d’avoir des statistiques à même de donner la mesure du phénomène. Mais un seul indicateur suffit à en saisir l’importance. Nous vous l’apprenions le 27 août dernier: dans la seule Agadir, quelque 2.403 demandes de transfert du privé vers le public ont été formulées via une plateforme électronique mise en place par un comité provincial dédié. Et tout porte à croire qu’à Agadir comme partout ailleurs, la tendance est allée crescendo depuis. «Même si c’est loin d’être massif», nuance le ministre.
Le département de tutelle est actuellement en train de recenser les élèves du privé qui devront poursuivre leurs études dans le public à partir de cette rentrée, nous informe-t-on. Un bilan définitif sera être disponible d’ici le 7 septembre, soit à la date officielle de reprise des cours.
Contactées, de nombreuses écoles privées disent, sous couvert d’anonymat, ressentir la tendance. Mais certaines mettent ce phénomène dans la balance du bras de fer précité qui oppose les associations de parents d’élèves aux directions d’écoles privées. «Des parents, sans en avoir véritablement l’intention, n’hésitent pas à brandir la menace de retirer leurs enfants pour avoir des réductions ou des annulations des frais non encore honorées l’année dernière», explique cette directrice d’école.
Le non-sens de l’enseignement privé…à distanceCoordinateur national de l’Union des parents d’élèves des établissements d’enseignement privé au Maroc, Mohamed N’hili s’inscrit en faux contre une telle explication: «de nombreux parents disent en avoir assez des véritables pressions qu’ils subissent de la part de certains établissements privés. A commencer par de nouveaux contrats qu’ils les somment de signer et qui veulent que tout parent doive désormais s’acquitter des frais de scolarité, en toute circonstance. Nous ne parlons pas de ces écoles qui refusent, par exemple, toute réinscription d’un enfant donné si les frais de l’année dernière ne sont pas soldés». Mieux encore, certains parents se voient refuser le certificat de départ permettant d’inscrire leurs enfants dans d’autres écoles, qu’elles soient publiques ou privées.
Lire aussi : Enseignement privé: une nouvelle victoire judiciaire pour les parents d’élèves
A cela s’ajoute une raison bien pratique: la confusion autour de la rentrée de cette année et la piste de l’enseignement à distance privilégiée par les pouvoirs publics en ces temps de coronavirus. «Un parent donné se coupe un bras pour inscrire son enfant dans le privé parce que celui-ci opère en horaire continu, lui permettant ainsi de se concentrer sur son travail, et parce qu’il offre des services et commodités qui n’existent pas dans le public. En l’absence de ces facilités, et la qualité de l’enseignement étant en définitive la même, continuer à payer relève du non-sens», explique Mohamed N’hili.
Et maintenant on va où?Reste que les contraintes liées à ces transferts sont nombreuses. Et la question est de savoir si le public est capable aujourd’hui, comme à terme, d’accueillir les nouveaux flux émanant du privé. Le ministre de tutelle se fait rassurant, et affirme que «l’éducation étant un droit inaliénable, l’Etat fera le nécessaire pour accueillir tous les enfants en âge de scolarité, d’où qu’ils viennent». «Nous demandons à ce titre aux établissements privés d’accorder les certificats de départ à toutes celles et tous ceux qui le souhaitent», indique-t-il. Cela étant, le phénomène reste mineur, et «il est loin d’être massif», insiste le ministre. Les prochains jours nous en diront un peu plus.