Vendredi 19 septembre, en fin de matinée, la Médiathèque d’Essaouira a vécu un moment suspendu. La projection du documentaire Résister pour la paix a réuni un public attentif, bouleversé, avant un échange rare avec ses réalisatrices, Sonia Terrab et Hanna Assouline, ainsi que deux figures du film, la rabbine israélienne Nava Hefetz et le militant palestinien Ali Abu Awwad. Dans la cité des alizés, la deuxième édition du Forum mondial des femmes pour la paix a trouvé son souffle dans ces voix fragiles et fortes à la fois, venues raconter la douleur, mais surtout tracer les contours d’un espoir.
Dès les premières images, le silence s’impose. La caméra traverse les routes de Tel Aviv et d’Al Qods, franchit les check-points de Ramallah et de Cisjordanie, longe des kibboutz meurtris. Le film ne cherche pas à montrer des paysages mais des visages. Des hommes et des femmes pris dans l’étau d’un conflit interminable et qui, malgré les blessures, continuent de tendre la main à l’autre camp.
Les conditions de tournage sont pesantes. On devine l’urgence, la tension, la fragilité du temps. On comprend que chaque rencontre filmée a été arrachée à la peur et au chaos. Le documentaire, produit sous l’impulsion de Sabrina Azoulay, suit une marche pour la paix organisée le 4 octobre, quelques jours avant que l’Histoire ne bascule. Des pancartes, des foulards, des voix qui s’élèvent. L’impression d’un souffle qui cherche à briser l’étouffement.
Puis vient le 7 octobre 2023, la guerre éclate et tout change. Le documentaire rappelle que Vivian Silver, militante israélienne infatigable, avait été filmée une semaine avant. Elle parlait encore de paix, de résistance, de fraternité.
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Son fils, Yonatan Zeigen, apparaît à l’écran. Il se tient dans la maison de sa mère. Il évoque son deuil, mais refuse de se laisser enfermer par la haine. Il décide de poursuivre le combat qu’elle menait, pour que son absence ne soit pas vaine. Dans la salle d’Essaouira, l’émotion est lourde. On entend quelques sanglots retenus. Personne ne bouge.
Reem El Hajara, la voix du dialogue
On découvre par la suite Reem El Hajara, fondatrice de Women of the Sun. Autour d’elle, des Palestiniennes expriment leur colère contre Israël, leur désespoir, leur révolte. Elle dit qu’elles ont raison et tient à expliquer que seule la construction de conditions de paix permettra un lendemain.
Elle affirme que le dialogue peut encore ouvrir une brèche dans le mur des rancunes. Son courage bouleverse, car elle parle au cœur même de la douleur. Elle défend une vision que beaucoup jugent naïve, mais qui apparaît ici comme la seule possible.
Les foyers de la complexité
Le documentaire entraîne ensuite dans l’intimité de deux maisons. La première est celle de la rabbine Nava Hefetz. Autour de sa table de shabbat, des amis israéliens discutent. Les opinions s’affrontent, les contradictions se révèlent. Les voix se brisent parfois sous l’émotion. Mais le repas se poursuit.
La deuxième maison est celle d’Ahmed Hilou. Ancien membre du Hamas, il a perdu soixante proches dans les bombardements de Gaza. Face à lui se tient Jonathan Zeigen, qui a perdu sa mère le même 7 octobre. Deux hommes détruits, deux histoires inconciliables en apparence. Pourtant ils se regardent, se parlent, se tiennent la main. Chacun dit à l’autre qu’il refuse que l’on tue au nom de sa douleur. Pour Hanna Assouline, cette scène fut un moment de grâce. Elle confie à Le360 qu’elle ne s’y attendait pas. Elle y voit une leçon de dignité qui devrait inspirer le monde entier.
Elle rappelle que le Forum mondial des femmes pour la paix n’en est qu’à sa deuxième édition à Essaouira et que son souhait est d’en faire un rendez-vous annuel, profondément ancré dans la vie de cette ville et dans l’histoire du Maroc. Selon elle, «il n’existe pas meilleur endroit pour incarner ces combats que cette cité ouverte sur l’océan et sur le monde».
Elle insiste sur l’importance d’avoir maintenu ce rendez-vous dans un contexte particulièrement douloureux, un contexte où chacun fait face à des horreurs quotidiennes, à un horizon bouché, à ce sentiment de perte qui nourrit colère et désespoir. Pour elle, «ce forum, tout comme ce film, sont des formes de résistance».
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Elle veut que l’on entende les voix venues de Cisjordanie et de Gaza, ces voix qui interpellent la communauté internationale pour qu’elle se réveille et assume sa responsabilité. Elle rappelle que l’Assemblée générale des Nations unies doit se réunir à New York et que plusieurs États vont reconnaître l’État de Palestine, ce qui rejoint un combat porté de longue date par les Guerrières de la paix, «convaincues de la nécessité de la solution à deux États et de la reconnaissance du droit de chaque peuple à vivre dans la dignité et la sécurité».
Ces voix qu’on n’entend jamais
Hanna Assouline voit dans ce forum un cri d’urgence, un cri collectif lancé par des femmes, des militants, des acteurs de terrain qui rappellent au monde qu’il ne peut détourner le regard. Elle souligne que même au cœur du chaos, il faut fraterniser, se battre ensemble, construire des solidarités. Elle ajoute qu’il n’y a pas plus efficace que l’union, alors que la division alimente toujours davantage la haine.
Pour elle, l’engagement pacifiste et féministe doit aussi s’ancrer dans l’intime. «Nous vivons une époque terrible où l’autre est déshumanisé, réduit à une masse sans visage ni nom». Elle pousuit: «Ce film a été conçu pour redonner des visages et des histoires personnelles, replacer l’humain au centre d’une déshumanisation collective».
Hanna Assouline rappelle que «les actualités regorgent d’images d’horreur mais que l’on ne voit jamais ceux qui manifestent chaque jour en Israël pour demander l’arrêt de la guerre, ni les militants palestiniens comme Ali Abu Awwad qui, malgré les intifadas, la prison et la perte de son frère, continuent d’incarner la résilience et la dignité».
Cette guerrière de la paix regrette que l’on parle trop souvent à la place de ces personnes sans jamais les écouter vraiment. Avec Sonia Terrab, leur souhait était de remettre la lumière sur leurs voix, de leur redonner la parole et de porter leur puissance.
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Pour Sonia Terrab, chaque projection est un rappel de ce qui les pousse à continuer malgré tout. Elle explique que ce film, tourné plus d’un an auparavant, leur a donné la force de persévérer. Elle parle de ce «bon moment partagé», comme elle le décrit avec simplicité, qui n’est jamais anodin dans un monde saturé de bruit et de peur. À Essaouira, devant ce public, elle sent la même énergie qui les avait portées au moment du tournage.
Le public, toujours saisi par l’émotion, écoute à présent la rabbine Nava Hefetz. Elle évoque sa vie, sa lutte et ses projets portés par l’idée que l’espoir doit se traduire en action.
«Je suis rabbin, je vis à Jérusalem, j’ai deux enfants. Quand on est rabbin, on connaît les textes, mais être rabbin, c’est aussi prendre position. C’est parler, avertir, enseigner. C’est, avant tout faire partie de la société et être responsable des choix qu’elle fait. Ce n’est pas seulement guider une petite communauté, c’est être un leader spirituel. C’est porter une voix différente de celle qu’on entend partout, une voix qui alerte», nous dit-elle.
Puis sa voix se fait plus grave. «Il y a un avant et un après 7 octobre. Pendant trente ans, j’ai dirigé le département d’éducation des Rabbins pour les droits humains. Dans ce cadre, nous allions dans les territoires occupés, nous servions de boucliers humains pour protéger les Palestiniens lors de la cueillette des olives et veiller à ce que leurs droits ne soient pas bafoués. Mais après le 7 octobre, tout a changé. Le langage a changé, le discours a changé. J’ai compris qu’il ne suffisait plus de parler ou de convaincre, il fallait agir beaucoup plus fort», estime-t-elle.
De ce constat est née une volonté d’action concrète. «Avec des Palestiniens et des Israéliens, nous avons décidé de construire des orphelinats à Gaza», explique-t-elle. «Il y a quarante-cinq mille orphelins. Le premier a ouvert ses portes le 1er juillet. Il accueille déjà six cents enfants et nous espérons en accueillir mille cinq cents. Un autre est en construction à Khan Younès et pourra abriter autant d’enfants. Dès leur plus jeune âge, nous voulons leur donner quelque chose d’essentiel: l’espoir.»
Elle insiste alors sur l’importance de l’éducation: «Il faut prendre soin de cette génération. Leur enseigner le respect de l’autre, la démocratie, le pluralisme. Moi, j’ai commencé à militer très jeune, avant même d’avoir des enfants. Quand ils sont venus au monde, je les emmenais avec moi. J’avais l’un sur moi, encore bébé, et l’autre sur mon dos. Ils ont grandi dans cet espoir. Dire “j’ai l’espoir”, pour moi, c’est un verbe. C’est une incitation à l’action.»
«Arrêtez avec la haine, commencez à construire!»
Ses enfants, aujourd’hui adultes, incarnent à leur tour ce combat. «Ils sont dans le camp de la paix et travaillent pour promouvoir un avenir sans haine. Parce que la haine détruit. Moi, je ne sais pas ce qu’est la paix. J’ai vécu toute ma vie en guerre, depuis l’âge de deux ans. Mes voisins aussi. Alors, quand un journaliste m’a demandé un jour ce que représentait la paix pour moi, je lui ai répondu que c’était peut-être ce moment, après une journée dans les territoires, quand nous avions aidé des fermiers palestiniens à récolter leurs olives, puis partagé du pain avec du zaâtar et de l’huile d’olive. Peut-être que c’est cela, un début de paix», se rappelle-t-elle encore.
Peu à peu, son propos prend une dimension plus universelle. «Arrêtez avec la haine, commencez à construire. À Gaza, aujourd’hui, sous les bombardements, on ne peut rien bâtir. Mais il faut un projet d’avenir, comme disait Sartre. Et ce projet doit être la paix», estime-t-elle.
Ali Abu Awwad, l’ex-prisonnier palestinien devenu apôtre de la non-violence
Puis vient la parole d’Ali Abu Awwad. Elle résonne comme une réponse à la guerre, «née d’un choix radical: celui de la non-violence». Il se présente d’une voix ferme. «Je m’appelle Ali Abu Awwad, je suis un activiste palestinien. Je suis né dans une famille de réfugiés et j’ai passé des années dans les prisons israéliennes avec ma mère. Nous étions résistants à l’occupation. En 2000, j’ai perdu mon frère, tué par des soldats israéliens. Avec ma famille, j’ai alors décidé de choisir la voie de la non-violence plutôt que celle de la vengeance et de la haine», résume-t-il.
Son regard se durcit. «Quand les êtres humains viennent au monde, ils devraient être en paix. La paix est la valeur la plus élevée de notre existence. Mais quand vos conditions de vie vous arrachent à cette paix, quand vous perdez un proche, quand vous grandissez sous contrôle militaire, vous ne devenez pas Mandela facilement», fait-il observer.
Il raconte son expérience carcérale. «Avec ma mère, nous avons mené une grève de la faim de dix-sept jours, simplement pour avoir le droit de nous voir, car nous étions enfermés dans des prisons différentes. Nous avons gagné. Pour moi, ce fut la première fois que j’ai réussi à obtenir quelque chose d’Israël. C’est à ce moment que j’ai commencé à apprendre ce qu’était l’activisme non-violent», se souvient-il.
Puis il revient à l’événement qui a bouleversé sa vie: «La réaction normale aurait été la vengeance. Celui qui a tué mon frère méritait de mourir. Et il y a des millions de raisons qui poussent à prendre les armes. Mais j’ai choisi de me libérer de la prison de la douleur et du poison dans mon esprit. Si je m’étais vengé, j’aurais simplement prolongé le conflit. Et ce conflit, c’est lui que je tiens pour responsable. C’est lui qui m’a pris mon frère.»
Il reprend, plus assuré. «Depuis ce jour, j’essaie de résoudre cette folie pour le bien des générations futures. La violence ne garantira pas la sécurité d’Israël et ne nous conduira pas non plus à l’indépendance. C’est une évidence», poursuit-il.
Son discours prend une dimension plus large. «Je ne crois pas en une solution juste, je crois en la justice. Il n’y a pas une seule justice, il y a des justices. Car si l’on commence à demander une justice totale pour les deux camps, pour les Juifs comme pour les Palestiniens, cela n’aura pas de fin. Dès le départ, ce conflit est né de l’injustice. Ce que les Juifs ont subi était injuste. Ce que nous, Palestiniens, vivons est injuste. Nous sommes deux peuples victimes, qui se victimisent et se détruisent mutuellement», signale l’activiste.
Lors de la projection du documentaire Résister pour la paix
. (A.Gadrouz/Le360)
«La justice, c’est “just us”, juste nous. Je n’attends pas la justice des autres. Je dois être juste envers moi-même, envers mon peuple, en arrêtant cette folie et en refusant d’être guidé par la haine. Car la haine, c’est comme boire du poison en croyant que c’est l’autre qui va mourir», considère-t-il.
Et si le courage, aujourd’hui, consistait simplement à tendre la main quand tout pousse à la refermer. À choisir le dialogue quand le silence paraît plus simple. À transmettre l’espoir à ses enfants quand l’avenir semble muré. C’est ce que disent ces femmes et ces hommes, Israéliens et Palestiniens, réunis par un film et par un forum qui fait de la paix une urgence et non un slogan. À Essaouira, la cité des alizés, ce cri d’humanité a trouvé une rive où se déposer.













