On évacuera l’inutile, c’est-à-dire le politique. En rejetant les accords passés entre le gouvernement et les principales centrales syndicales, les enseignants font désormais cavalier seul. Ce désaveu crée une situation étrange. Pour comparer, c’est comme lorsqu’on plaide seul devant le tribunal, sans avocat.
Le tribunal ici semble être le gouvernement («Regardez ce qu’on peut faire, tout seuls !») et plus encore le public, la rue et la société que les enseignants prennent à témoin («Ils ne veulent pas que l’on offre une bonne éducation à vos enfants»).
La crise ne vaut donc pas seulement pour le gouvernement, mais aussi pour les syndicats. Nous parlons quand même du secteur (enseignement) le mieux syndiqué au Maroc. Sans l’enseignement, le syndicalisme marocain ne serait pas ce qu’il est. La CDT de Noubir Amaoui, par exemple, n’aurait jamais eu l’impact qui a été le sien, surtout dans les années 1980. Et les fameuses émeutes du pain (1981) auraient probablement ressemblé à un «artefact», sans plus.
Pour résumer, et sans rentrer dans les détails, les enseignants réclament aujourd’hui un meilleur traitement (salaire + statut). On connaît tous la célèbre phrase du poète Ahmed Chawqi : «L’enseignant a failli être prophète». C’est tellement vrai. Mais on sait aussi, par ailleurs, qu’avec des salaires de balayeurs, on n’aura jamais que des balayeurs.
Tout le problème actuel est là.
Le presque prophète mérite bien plus que le traitement qui lui a toujours été réservé. Comparée à l’indice du coût de la vie, sa situation s’est bien dégradée au fil du temps. Son image aussi. Et c’est peut-être l’un des facteurs du déclin de l’école publique au Maroc.
On l’oublie parfois, mais l’enseignant forme un maillon essentiel, qui peut à lui seul bloquer bien des réformes. C’est pourtant une évidence. Mais s’il n’a pas le traitement et le statut qu’il mérite, ce n’est pas seulement une question de choix politique. Il y a des raisons historiques et culturelles qui expliquent ce «mauvais traitement».
Avant l’ère moderne, l’enseignant vivait souvent sans salaire. Il n’avait donc pas le statut de fonctionnaire, c’est le village et les parents d’élèves qui le payaient, et souvent en nature : œufs, sucre, viande, etc.
Aujourd’hui, nous avons des survivances de cette tradition. Surtout dans les villages et les quartiers populaires, où le presque prophète continue de recevoir des «cadeaux» et des dons en nature de la part de ses élèves. Et personne n’y trouve rien à redire. Il y a encore et toujours ce code social qui définit une relation directe et «donnant-donnant» entre le maître et l’élève.
D’ailleurs, la première question que pose l’instituteur à ses jeunes pousses, qui découvrent à peine l’alphabet, reste très souvent : écrivez votre nom… et la profession de votre père. Ce n’est pas un hasard.
L’enseignant a développé aussi, au fil du temps, la tradition de s’appuyer sur d’autres sources de revenus pour compenser son maigre salaire. Exemple des fameux cours du soir, qui sont l’équivalent du TPA pour les médecins et qui créent tout autant de désordres pour le commun des mortels.
Mais les temps changent, la société évolue et ces avantages grappillés ici et là sont de plus en plus rares. L’enseignant est de plus en plus «nu» face à son traitement de base. Un traitement insuffisant, comparé à la noble mission qui est la sienne.
Cela nous amène au bras de fer en cours. Quelle qu’en soit l’issue, il est évident que la situation de l’enseignant constitue, au même titre que la qualité de l’enseignement, l’une des priorités de la réforme du secteur.