Casablanca: comment marchés et citoyens s’adaptent à l’Aïd sans le rituel du sacrifice

L'étal d'un des bouchers du marché de Derb Sultan. (K.Sabbar/Le360)

Le 06/06/2025 à 14h47

VidéoPour la première fois depuis des décennies, les Marocains vont célébrer un Aïd al-Adha sans le traditionnel sacrifice du mouton. À Casablanca, cette décision inédite a bouleversé l’activité des marchés et modifié les habitudes des citoyens. Reportage entre le souk du Maârif et celui de Derb Sultan.

Cette année, à Casablanca comme ailleurs au Maroc, l’Aïd al-Adha n’a pas tout à fait le même goût. Pas de bêlements dans les ruelles, pas de courses de dernière minute pour le charbon, pas d’odeurs de méchoui dès l’aube. Sur décision royale, le sacrifice du mouton a été suspendu, en raison d’une sécheresse persistante et de la flambée des prix du bétail. Une mesure exceptionnelle, accueillie avec compréhension, mais qui, dans la pratique, bouleverse les habitudes, notamment dans les souks de la métropole.

D’ordinaire, à la veille de l’Aïd, les souks de Casablanca regorgent d’acheteurs affairés, de vendeurs submergés, et d’étals débordant d’épices, d’herbes, d’olives et de victuailles en tout genre. Mais cette année, l’effervescence a laissé place à un calme inhabituel.

«Cette année, on a enregistré une baisse d’environ 50%», explique Ibrahim, vendeur de fruits secs et d’épices au marché du Maârif. «La vraie différence, c’est que ceux qui achetaient beaucoup ont réduit les frais d’habitude alloués à cette occasion, et certains ne font plus de courses du tout.» À ses yeux, cette baisse ne s’explique pas seulement par l’annulation du sacrifice, mais surtout par la détérioration du pouvoir d’achat. L’inflation, qui touche durement les produits alimentaires depuis plus de deux ans, a transformé chaque achat en arbitrage. «On s’adapte, mais ce n’est pas facile», confie-t-il, tout en expliquant qu’il ne partira pas en congé comme les autres années, faute de moyens.

À quelques mètres, Zineb, vendeuse de fruits et légumes, observe elle aussi un changement de comportement: «Cette année, c’est plus calme. Il n’y a pas eu d’abattage, donc les gens se contentent de peu. Ils vont passer la fête en famille, avec ce qu’ils ont.»

Elle note cependant une petite hausse des ventes sur certains produits estivaux. «Il fait chaud, donc les gens achètent des fruits frais comme les abricots, les cerises, les prunes… Pour les légumes, on vend surtout ce qui accompagne bien un plat léger: radis, betteraves, salades.» La fête se fait modeste, mais présente, ancrée dans une recherche de simplicité et de convivialité.

Dans un contexte où l’alimentation devient de plus en plus chère, les familles marocaines réajustent leurs priorités. Zineb, comme d’autres commerçants, ne fermera pas boutique: «Les restaurants restent ouverts, donc on doit continuer à les approvisionner.»

Ruée sur la viande

À contre-courant de cette sobriété, un phénomène surprenant s’est produit: une frénésie d’achat de viande, les jours précédant l’Aïd. Alors que l’annulation du sacrifice aurait pu laisser penser à une baisse de la consommation carnée, c’est l’inverse qui s’est produit dans certaines boucheries casablancaises.

Du côté de Derb Sultan, autre cœur névralgique du commerce populaire à Casablanca, ce constat est d’autant plus vrai. «Ce mouvement, on ne le voulait pas», s’agace Abdelouahed Boukhit, un boucher. «Dès que la décision royale a été annoncée, les gens se sont rués sur la viande comme s’il allait y avoir une coupure. Ce n’est pas de la vente normale, c’est de la frénésie.» Il rappelle que les professionnels avaient appelé à la modération, mais que l’effet de panique l’a emporté.

Mohamed Malki, président du souk de Maarif, confirme cette dynamique: «Les bouchers ont vu leurs ventes augmenter ces derniers jours. Il y a eu un grand afflux de clients vers la viande cette semaine.» Un effet paradoxal, qui montre à quel point le rituel du sacrifice est ancré dans les représentations collectives. Ne pas égorger un mouton ne signifie pas, pour certains, renoncer à la viande. Loin de là.

Mais cette surconsommation ponctuelle soulève aussi des interrogations sur la manière dont les Marocains perçoivent la fête: est-ce un moment de spiritualité et de partage, ou un événement de consommation et de mise en avant de son statut social? L’annulation du sacrifice semble avoir révélé cette tension.

Dans les allées du marché, certains citoyens ont choisi de réinterpréter la fête à leur manière. «L’Aïd, ce n’est pas une question de viande», tranche un habitant croisé au Maarif. «L’ambiance est toujours là. Moi, je vais à la mosquée, je passe du temps avec ma famille. On peut acheter des gâteaux, préparer du thé et ça suffit. La joie vient des liens que l’on consolide à chaque événement, pas du mouton.»

Un tournant symbolique?

Si l’année 2025 marque une rupture, il est encore trop tôt pour savoir si elle amorce une nouvelle manière de vivre l’Aïd au Maroc. Pour beaucoup, il s’agit d’une parenthèse... Mais pour d’autres, c’est peut-être le début d’une remise en question plus large.

«Je remercie Sa Majesté pour cette décision, qui nous a tous soulagés financièrement», confie Mohamed Malki. «L’Aïd allait nous coûter cher.» À travers ses mots, transparaît une réalité longtemps tue: pour nombre de familles marocaines, le sacrifice du mouton représentait une charge lourde, parfois insupportable.

En 2024, selon le Centre marocain pour la citoyenneté (CMC), 55% des Marocains déclarent avoir du mal à prendre en charge les dépenses occasionnées par l’achat du mouton et ses accessoires pour la fête de l’Aïd Al-Adha.

Cette année, cette pression s’est évaporée. Et peut-être que, dans ce vide, quelque chose de plus profond s’est tissé: un rapport plus libre à la tradition. Un Aïd sans mouton, mais pas sans cœur.

Par Camilia Serraj et Khadija Sabbar
Le 06/06/2025 à 14h47