«Vous supportez le Barça? Vous plaisantez, j’espère. Ce doit être à cause de Lamine Yamal, n’est-ce pas? Vous oubliez que nous avons également en commun Brahim Diaz. C’est le meilleur». Plus loin: «Vous avez été fantastiques lors de la dernière Coupe du monde. Nous ne sommes pas près d’oublier la sacrée raclée des huitièmes de finale. Que d’excellents joueurs, mais incapables de marquer le moindre but face à Bono. Muy bueno, ce Bono. Quel dommage qu’il ait quitté Séville!». C’est par ces plaisanteries que ce jeune chauffeur Uber, madridista jusqu’à la moelle et grand admirateur des Lions de l’Atlas -qu’il cite un à un, vous accueille quand il apprend que vous êtes Marocain. La glace est aussitôt brisée. Un peu d’espagnol, un peu d’anglais, beaucoup de gesticulations… et la discussion peut durer des heures. Les sujets en commun s’avèrent bien nombreux. Et c’est beau. Fini le temps, long, où la nationalité de l’un et de l’autre était synonyme de méfiance. L’heure est à une douce familiarité. Pour les Marocains comme pour les Espagnols, cet «autre», si proche, mais si différent, est devenu ce vieil ami de toujours. Mais que vous rencontrez presque pour la première fois.
Ce qui vaut pour les individus vaut désormais pour les deux pays. Entre le Maroc et l’Espagne, jamais les relations tous azimuts n’auront été aussi cordiales, fraternelles, durables. Une frontière invisible s’est effacée et le rapprochement est une réalité palpable à tous les niveaux et, de part et d’autre, un véritable changement de paradigmes est en train de s’opérer. Les préjugés d’avant cèdent peu à peu devant une bienveillante curiosité. L’extrême droite espagnole a beau crier au loup et au «maure», son discours est de moins en moins audible.
L’assainissement des relations diplomatiques et politiques entre les deux pays est passé par là. Le souvenir de la crise autour de l’Îlot Leila est lointain. Tout comme l’est désormais la récente tension née de l’accueil clandestin du chef du Polisario, Brahim Ghali, en Espagne, où il a été hospitalisé. Entre les deux pays, les grands dossiers sont aplanis. À la faveur de trois visites officielles effectuées par Pedro Sánchez au Maroc depuis qu’il est président du gouvernement. Mais aussi, et surtout, d’un appui aussi inédit qu’irréversible à la marocanité du Sahara et à la proposition d’autonomie des provinces du Sud sous souveraineté nationale comme «la seule» solution au conflit.
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Économiquement, la dynamique est sans précédent. Le volume des échanges entre les deux pays en dit long: 16 milliards d’euros annuellement. Et ce volume augmente de 10% d’année en année. L’Espagne est désormais le premier partenaire commercial du Maroc, et 30% des importations marocaines de l’Union européenne proviennent d’Espagne. Le Maroc est, pour sa part, le troisième partenaire commercial de l’Espagne, après les États-Unis et l’UE, énumère Abdelouahed Akmir, historien, professeur universitaire et spécialiste des relations maroco-espagnoles.
Business et success-stories
«Quelques 20.000 entreprises espagnoles ont des intérêts au Maroc. Plus de 1.000 d’entre elles sont établies au Royaume. Le Maroc est le principal capteur des IDE en provenance d’Espagne en Afrique. L’Espagne est aussi le deuxième investisseur étranger au Maroc après la France», précise-t-il.
Mais c’est surtout au niveau sociétal que le changement est le plus notable. Il faut dire que les deux pays reviennent de loin. Perçu, au mieux, comme un migrant et, au pire, comme un conquérant nostalgique de l’Andalousie arabo-musulmane, le Marocain, et c’est peu dire, n’avait pas bonne presse. Constituée au départ de travailleurs peu qualifiés, condamnés aux ghettos des banlieues des principales villes, et aux problèmes que cet environnement génère, la communauté marocaine installée en Espagne, comptant près de 800.000 âmes, évolue. Doucement, mais sûrement. Les success-stories se multiplient et une nouvelle génération de Marocains ou citoyens espagnols d’origine marocaine commence à percer, suscitant l’admiration et imposant le respect.
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«C’est la plus grande des batailles auxquels les deux pays doivent faire face, celle des perceptions, qui jouent un rôle très important dans la définition des relations entre les deux pays, tant au niveau sociétal qu’au niveau de l’élaboration des politiques», insiste David Alvarado, docteur en sciences politiques et fin connaisseur du Maroc pour y avoir vécu de nombreuses années.
Une bataille lancée avec de retentissants premiers succès. Les images de cet entrepreneur marocain célébré par ses employés espagnols sont encore dans les mémoires. Le 17 décembre 2021, Othman Ktiri, patron d’Ok Mobility, une plateforme de mobilité globale comptant un chiffre d’affaires de 300 millions d’euros et quelque 450 salariés, a créé un buzz national en Espagne. Ceci, en redistribuant 1 million d’euros sous forme de primes à ses employés. Ces derniers ont touché chacun 2.000 euros en moyenne. De quoi passer d’excellentes fêtes de fin d’année! Un généreux cadeau de la part de celui qui, parti comme simple commercial en 2005, est aujourd’hui à la tête d’un petit empire.
Dirigeante reconnue au sein de la compagnie pétrolière nationale Cepsa, Rita Charaï, contrôleuse de gestion, est l’étoile qui monte dans le tissu managérial espagnol. Pour ne citer que ceux-là.
Après les lugubres banlieues, les grands projecteurs
Les Marocains qui brillent de mille feux sur les scènes politique, culturelle, artistique et sportive font le reste. Il y a Fatima Taleb, première conseillère musulmane du Conseil municipal de Badalona, et Mohamed Chaib, premier député d’origine marocaine au Parlement catalan. Mais il y a aussi l’écrivaine Najat Hachmi, née en 1979 à Nador, diplômée en philologie arabe de l’Université de Barcelone, prix Ramón Llull 2008 pour le roman «Le dernier patriarche» et prix Nadal 2021 du roman avec «Lundi, nous les aimerons».
Née à Madrid, de parents originaires de Salé, Mina El Hammani n’est plus à présenter. Elle est LA star de la télévision et du cinéma espagnol. Actrice, réalisatrice, productrice et mannequin, elle s’est fait connaître grâce au rôle de Nadia dans la série à grand succès «Elite» sur Netflix.
Malgré ses déboires avec la Justice, le rappeur Morad est une véritable institution à Barcelone et, plus largement, en Espagne. Comptez quelque 78 millions de vues sur YouTube pour un seul titre en solo («Pelele») et 142 millions de vues pour «Sigue», en featuring avec l’autre monstre sacré du rap espagnol, Beny JR, né… à Chefchaouen.
On passera sur cette petite armée de joueurs marocains qui évoluent, et dans de très hautes sphères, en Liga espagnole, le championnat le plus suivi au monde. Malgré son départ pour l’Arabie saoudite, les supporters du FC Séville ne jurent encore que par «leur» gardien de but Bono. Il leur reste encore Youssef En-Nesyri, véritable fierté locale. Et que dire de Lamine Yamal, la star montante du Barça, ou de Brahim Diaz, le Tom Cruise du Real Madrid et de l’équipe nationale du Maroc.
Fatima Taleb, première conseillère musulmane du Conseil municipal de Badalona.
Pourvoyeur d’une main-d’œuvre peu coûteuse et d’adolescents à problèmes dans le passé, le Maroc est devenu aujourd’hui un grand exportateur de talents en Espagne. De touristes aussi. Comptez entre 300.000 et 500.000 touristes «bankables» qui se rendent chaque été du côté de la Costa Del Sol. «Ajoutons à cela quelque 3,3 millions de Marocains ou de citoyens d’origine marocaine qui traversent chaque année l’Espagne pour rejoindre le Maroc. Je vous laisse imaginer toute la dynamique qu’un tel flux crée en Espagne pendant la saison estivale», souligne Abdelouahed Akmir.
En Espagne, la typologie même de l’immigration marocaine se métamorphose. Les Marocains sont la première communauté étrangère légalement installée en Espagne, et ils figurent en tête des étrangers ayant obtenu la nationalité espagnole en 2022 (55.463 personnes sur un total de 181.581). Ceci, en sachant que l’immigration marocaine dans le pays est relativement tardive, ses débuts ne datant pas plus loin que des années 1990. Aujourd’hui, elle est de plus en plus «qualitative». Pour preuve, les effectifs des étudiants marocains en Espagne ne cessent de se renforcer. En 2020-2021, ils étaient autour de 5.000, chiffre qui augmente rapidement. Secteurs de prédilection: la médecine, la pharmacie ou encore les technologies de l’information. Nombre d’entre eux s’installent en Espagne, formant une véritable classe moyenne supérieure agissante. À peine perceptible, l’attrait de l’Espagne ne se dément pourtant pas auprès des élèves et des étudiants. La plus importante mission culturelle espagnole dans le monde se trouve au Maroc: 10 établissements d’enseignement au Maroc, du préscolaire au lycée. Tout comme il existe 7 instituts Cervantes d’enseignement de la langue et de la culture espagnoles, dont une future antenne à Laâyoune. À l’université marocaine, il existe 9 filières liées aux études hispaniques. Ces trois branches combinées représentent quelque 80.000 élèves et étudiants marocains.
Rattraper le temps perdu
Si de telles évolutions des perceptions commencent à prendre effet, c’est aussi grâce à un changement générationnel en Espagne. Largement mondialisée et dans l’air du temps, la société espagnole a évolué, s’est laïcisée et ne porte donc plus le poids des rengaines d’un autre temps. C’est aussi, et surtout, grâce aux efforts que mène le Maroc à tous les niveaux. Sa dynamique économique est telle que, au plus fort de la crise vécue par l’Espagne après 2008, nombreux étaient les Espagnols à s’installer au Maroc, où le ciel est soudain devenu plus clément en termes d’opportunités. En termes de perception, c’est surtout le début de la fin de phénomènes comme les harraga, les candidats marocains à l’émigration irrégulière, et des femmes mulets, ces femmes marocaines traversant tous les jours les séparations entre Sebta et Melillia d’un côté, et des villes comme Fnideq et Nador de l’autre, pour transporter des marchandises au prix de leur dignité et de l’image du pays qu’elles renvoyaient au reste du monde. Ces drames humains ne sont désormais qu’une parenthèse d’une courte histoire.
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Cela étant, «il reste beaucoup à faire pour favoriser la connaissance réciproque, relier les deux sociétés et démanteler les stéréotypes dans les deux sens», indique David Alvarado. Pour lui, bien que les enquêtes montrent que les populations marocaines et espagnoles sont conscientes de l’importance de leur voisin pour leur propre pays, du chemin est encore à parcourir pour favoriser une meilleure entente mutuelle. «Le plus grand ennemi est, donc, l’ignorance mutuelle entre les deux populations, encore très répandue et qui s’étend parfois à leurs élites et à leurs dirigeants. Les malentendus et la méfiance sont alimentés par un manque de connaissance de “l’autre”, ce qui ne peut être résolu que par la multiplication des contacts, à tous les niveaux, en commençant par le sommet», préconise l’expert en sciences politiques.
Un message qui commence à se matérialiser. Dans une récente interview accordée à l’agence officielle espagnole EFE, la brillante et dynamique ambassadrice du Maroc à Madrid, Karima Benyaich, ne disait pas autre chose. Pour elle, «il y a des propos négatifs et le Maroc est également utilisé de manière récurrente, notamment lors des élections». Or, «il y a beaucoup de choses positives, parmi lesquelles l’intégration totale en Espagne des personnes qui y ont émigré, à l’exception d’une infime partie», a-t-elle souligné. Un début de correction est donc amorcé et le Maroc gagnerait à le matraquer.
Concrètement, quand les deux pays affrontent les défis à venir, c’est ensemble et en commun. Il s’agit notamment de la gestion de l’immigration irrégulière venant d’Afrique subsaharienne, de la lutte contre la menace terroriste, devenue universelle, et contre le crime organisé. Le vrai challenge, c’est désormais celui du développement, la promesse, celle d’une possible et parfaite compréhension. À cet égard, l’organisation conjointe, avec le Portugal, de la prochaine Coupe du monde est parlante à plus d’un titre. Le Maroc est plus que jamais un chantier à ciel ouvert et une chose est certaine: celui de 2030 aura marqué un bond en avant digne de l’Espagne des Jeux olympiques de Barcelone en 1992. Si la fin du franquisme en Espagne et l’intégration à l’Union européenne dans les années 1980 ont été synonymes d’essor chez le voisin du Nord, les années 2000, sous la conduite du roi Mohammed VI, ont été celles du grand sursaut au Maroc. Et ce n’est pas fini.
À une génération près, les deux pays partagent non seulement un passé riche, mais surtout un destin commun. À l’Espagne de se débarrasser définitivement de ce qui reste comme appréhensions et préjugés. Au Maroc de rattraper, vite, le temps perdu. Le tunnel en vue entre le Nord du Maroc et le Sud de l’Espagne fera, à coup sûr, la jonction. L’optimisme est non seulement permis: il est plus que jamais justifié.