Relire «La tragédie algérienne» de Raymond Aron

Xavier Driencourt.

ChroniqueRelire l’ouvrage de Raymond Aron soixante-dix ans après sa parution ne peut qu’amener à une réflexion profonde sur l’Algérie, sur son passé, l’histoire de la relation avec la France, comme sur l’Algérie actuelle. «La Tragédie algérienne» est un petit livre prémonitoire qui décrit, soixante-dix ans avant nous, les difficultés et les ambiguïtés de l’Algérie indépendante.

Le 01/07/2025 à 17h51

Il faut relire, en ces temps troublés, le petit livre écrit par le grand intellectuel, philosophe, analyste, politique (on dirait aujourd’hui «politologue») et libéral qu’était Raymond Aron, «la Tragédie algérienne».

Paru chez Plon en 1957, ce court ouvrage est formé de deux notes, l’une écrite en juin 1956, l’autre en juin 1957, un an plus tard. On sait que Raymond Aron était, durant la guerre d’Algérie, en faveur d’une solution, je dirais libérale et réaliste, sans prendre parti, comme le fit son confrère Jean-Paul Sartre, pour le combat mené par le FLN. Néanmoins, il comprenait l’impasse où se trouvait la France à cette époque.

Très critiqué par la classe politique française, à gauche comme à droite, Aron fit preuve d’une grande lucidité sur l’Algérie, sans jamais tomber dans les outrances d’un Sartre. Relire ce petit ouvrage soixante-dix ans après sa parution ne peut qu’amener à une réflexion profonde sur l’Algérie, sur son passé, l’histoire de la relation avec la France comme sur l’Algérie actuelle, que le philosophe ne pouvait évidemment imaginer en juin 1956… En lisant ce texte, à la lumière de ma connaissance de l’Algérie, j’en retiens plusieurs éléments.

Aron, tout d’abord, en économiste et en penseur libéral, s’interroge sur le maintien de la souveraineté française sur l’Algérie: il estime en effet le coût de la colonisation très important et le prix de la guerre considérable et trop élevé par rapport à l’enjeu. Il en conclut que la guerre d’Algérie représente une charge économique trop lourde pour la France des années 1950.

Il voit en outre les différences démographiques comme religieuses entre les populations française et algérienne; de ce fait, inévitablement, pour lui, les colons seront constamment minoritaires dans une Algérie française. Par conséquent, la politique dite «d’intégration» est immanquablement vouée à l’échec.

Il n’était pas évident de mettre l’accent sur ces différents points dès 1956, alors que personne ne contestait l’appartenance de l’Algérie à la France… En outre, reconnaît Aron, les Français de France se sont désintéressés de l’Algérie et les Français d’Algérie ont bloqué toutes les réformes…

Raymond Aron, dans son livre, revient souvent sur la comparaison entre l’Algérie et les deux protectorats qu’étaient le Maroc et la Tunisie. Sans ériger en modèle le processus de décolonisation du Maroc et de la Tunisie, il constate néanmoins que ces deux protectorats disposaient d’une structure étatique antérieure à la colonisation française, que des élites locales ont pu émerger progressivement, et que l’accession à l’indépendance ne s’est pas automatiquement accompagnée d’un départ massif des Français.

C’était évidemment, en 1956-57, la grande question pour les Européens d’Algérie. Pourraient-ils rester dans leur terre, souvent natale, après la guerre? Surtout, Raymond Aron regrette qu’il n’y ait pas en Algérie «d’interlocuteur valable» comme le furent l’Istiqlal au Maroc et le Néo Destour en Tunisie: grosso modo, pour les Français d’Algérie, le choix se réduisait au FLN ou au maintien de la souveraineté française, «quoi qu’il en coûte».

C’est certainement un point central dans le propos de l’auteur: le FLN était tout à la fois extrémiste et avait neutralisé, écarté et parfois broyé tous les opposants modérés, MNA et autres.

«En tardant à faire des réformes, contrairement à ce qui s’était passé au Maroc, la France a contribué à radicaliser le FLN  pour, finalement, n’avoir que ce dernier comme interlocuteur. »

—  Xavier Driencourt

La France, selon lui, a joué un rôle dans cette radicalisation du FLN: en tardant à faire des réformes, contrairement à ce qui s’était passé au Maroc, elle a contribué à radicaliser le FLN pour, finalement, n’avoir que ce dernier comme interlocuteur.

Au passage, Raymond Aron relève que, si «publiquement , le Maroc et la Tunisie soutiennent l’indépendance algérienne, en privé, ils s’inquiètent autant de la capitulation des Français que de leur résistance» et cherchent «une solution pacifique qui ne renforce pas les extrémistes et les fanatiques».

Dans La Tragédie algérienne, rédigé en 1956-1957, Raymond Aron explore lucidement les scénarios d’avenir envisageables pour sortir du conflit. Il en identifie trois principales pistes.

La première, celle de la poursuite de la guerre de «pacification», est jugée sans issue. Aron en souligne les limites: un coût humain et financier démesuré, un isolement diplomatique croissant de la France, l’évolution défavorable de l’opinion publique hexagonale, et surtout, le précédent créé par l’indépendance du Maroc et de la Tunisie, qui rend difficilement tenable la pérennité d’une «Algérie française».

La seconde hypothèse repose sur un partage territorial: les colons seraient regroupés dans une étroite bande côtière entre Alger et Oran, tandis qu’un État algérien indépendant verrait le jour en dehors de cette enclave. Mais cette option, en conservant un «Sahara français», conduirait inévitablement à une remise en cause des frontières avec les États voisins, rendant cette solution inacceptable selon Aron.

La seule voie réaliste à ses yeux reste alors «l’acceptation, en principe, d’un État algérien», sans pour autant exclure que celui-ci ait vocation, à terme, à l’indépendance. Une position à la fois courageuse et clairvoyante, dans un contexte politique encore largement dominé par le mythe d’une Algérie indissociablement française.

Raymond Aron est donc particulièrement visionnaire en 1957. Il voit les avantages et les inconvénients des différentes solutions possibles, et cela, avant le tournant de juin 1958 et l’arrivée au pouvoir du Général de Gaulle.

Tous les sujets, toutes les questions sont évoquées, même subrepticement, y compris celles qui, soixante-dix ans plus tard, nous interpellent et restent d’actualité.

Ainsi cette remarque qui garde toute sa valeur en 2025: «Si l’on donnait aux peuples colonisés le choix entre des institutions libérales sous la tutelle occidentale ou des institutions tyranniques dans un État indépendant, le fait est que la majorité d’entre eux– ou du moins les intellectuels qui parlent en leur nom– préfèreraient la deuxième perspective».

Et plus loin: «Il se peut que les futurs gouvernants de l’Algérie indépendante fassent suer le burnous plus que les maîtres français d’hier et d’aujourd’hui». «Il se peut même que beaucoup d’Algériens regrettent demain le régime français».

Sur un autre sujet, la question de l’immigration (soulevée aujourd’hui par la question de l’Accord franco-algérien de 1968), Aron écrit: «l’entrée libre des travailleurs algériens en France pose dès maintenant et posera bientôt davantage un problème grave (…), la circulation ne peut être entièrement libre».

On le voit, «La Tragédie algérienne» est donc un petit livre prémonitoire qui décrit, soixante-dix ans avant nous les difficultés et les ambiguïtés de l’Algérie indépendante.

Par Xavier Driencourt
Le 01/07/2025 à 17h51