Notre ami Michel Rocard

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ChroniqueIl avait pour notre pays de la sympathie et une bienveillance qu’on ne retrouvait pas chez tous les socialistes. Lors d’un de ses derniers discours au parlement européen, il avait cité le Maroc comme exemple de pays «ouvert sur le monde et tolérant». Il était très lucide sur le cas algérien.

Le 08/07/2016 à 10h58

Lors d’un dîner avec Michel Rocard dans la superbe maison de son ami Henry Hermand à Tanger, je me suis permis de lui dire «vous savez, Michel, le grand obstacle qui vous a empêché d’être au sommet de l’Etat, c’est le fait que vous n’êtes pas un tueur !». Pas content, il répondit : «et vous pensez qu’être un tueur est une qualité ?» Il poursuit en affirmant qu’il a réussi sa vie, qu’il a réalisé exactement ce qu’il voulait faire et qu’en politique «seuls les voyous sont des tueurs».

Piqué au vif, il tint à nous raconter comment François Mitterrand l’avait remplacé par Edith Cresson sans rien lui dire la veille. Ce n’était pas de l’amertume, c’était une sorte de rage d’avoir mené un combat perdu d’avance. Aujourd’hui qu’il n’est plus là, les hommages se succèdent et tout le monde se rend compte du vide qu’il laisse.

Je l’ai souvent revu et chaque fois je l’ai trouvé plein d’énergie et de vie. Même malade, il ne s’arrêtait pas de travailler. Il écrivait, répondait à des journalistes, corrigeait ce qu’il avait écrit la veille et menait une vie comme si le mal qui le rongeait n’existait pas.

Michel Rocard est un cas à part dans le paysage politique français et européen. C’est un grand homme de conviction et de combat, mais ce qui le motivait en premier c’est la vérité, l’exactitude de la réalité, la justice et le rapport compliqué entre les peuples et la démocratie. Il lui arrivait de me taquiner en tant que romancier, me disant que la réalité est complexe et qu’il faut plus qu’un roman pour en saisir un petit bout. Je me souviens encore d’une discussion à propos du Maroc et de son avancée lente vers la démocratie. Il m’avait dit (je cite de mémoire) : «c’est lorsqu’elle n’est pas là qu’on la réclame avec enthousiasme, qu’on se bat pour l’établir ; voyez nos pays européens, quand il s’agit de mettre la démocratie en pratique, comme lors d’un vote par exemple, et bien de plus en plus de gens s’abstiennent d’aller voter ! Tout président des Etats-Unis est élu par moins du quart des citoyens du pays. L’organisme démocratique ne se défend plus. J’espère qu’au Maroc on évitera cette faiblesse».

Il avait pour notre pays de la sympathie et une bienveillance qu’on ne retrouvait pas chez tous les socialistes. Proche de Mendès France, il avait bataillé pour l’indépendance du Maroc et avait trouvé le comportement des militaires qui avaient exilé Mohammed V et sa famille, indigne. Lors d’un de ses derniers discours au parlement européen, il avait cité le Maroc comme exemple de pays «ouvert sur le monde et tolérant». Il était très lucide sur le cas algérien. Quand on en parlait, il levait les yeux au ciel comme pour dire que c’est malheureux de voir ce pays bloqué ainsi. Il ne cessait d’avoir une vue large et haute. Il avait une vision, non seulement pour son pays, mais pour la planète. Il s’était réjoui de la manière dont les anciens pays de l’Est s’étaient libérés du joug soviétique. Il a écrit dans une tribune publiée dans l’hebdomadaire le «1» : «Quarante et quelques années de combat sous le communisme, aussi courageux, plus unanime et plus continu que dans d’autres pays, pour la démocratie… Admirable combat illustré notamment par les noms de Walesa, Geremek ou Michnik… Puis vint enfin la démocratie avec la décennie 1990…»

Vers la fin de la sa vie, il ne cessait de travailler, d’écrire, de mettre de l’ordre dans son œuvre. Il avait son bureau à côté de celui de son ami Henry Hermand. C’est là que je le voyais le plus souvent. L’autre jour, alors que la France était bloquée par les syndicats et que la crise sociale devenait grave, je lui demandai si François Hollande le sollicitait pour un conseil. Il m’a regardé en souriant, et m’a dit : «il ne m’a jamais appelé, mais je dois le voir bientôt car il doit me remettre une haute décoration ! On aura peut-être le temps de discuter !».

Michel Rocard aura été sans doute l’homme politique dont l’intégrité est indéniable et dont l’intelligence est bien supérieure à ceux qui sont aujourd’hui aux manettes. Il va manquer à ceux qui ont une haute idée de la fonction politique.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 08/07/2016 à 10h58