Le Maghreb a des liens étroits avec l’Europe: culturels, humains, historiques bien entendu, mais aussi économiques -c’est connu. Mais ce continent occidental et l’UE sont-ils bien perçus de ce côté-ci de la Méditerranée? Rien n’est moins sûr, tant il est vrai que des regards croisés attestent de perceptions particulières pesant de plus en plus sur l’état actuel et l’avenir entre ces deux entités. Et l’UE s’en préoccupe ces dernières années, à preuve un projet interdisciplinaire mené en 2021 et 2022 avec un réseau de chercheurs d’universités européennes et maghrébines. Après Messine (Italie) en décembre 2021 puis Casablanca en mars 2022, voilà un ouvrage collectif qui a sanctionné les résultats des travaux: «L’image de l’Europe et de l’UE au Maghreb», par Anna Baldinetti, Leïla Ameziane et Lorella Tosone (éd. La Croisée des Chemins, 2022, 264 pages).
Sa thématique s’articule autour de deux axes. Le premier a trait au discours officiel des élites politiques; le second, lui, regarde l’attitude de l’opinion publique telle que véhiculée par les grands médias.
Une bonne dizaine de contributions sont consacrées à la perspective historique, le passé colonial en particulier, ainsi qu’au discours politique et aux perceptions. Pour ce qui est de la première partie, c’est une contribution de la professeure Leïla Meziane (Université Hassan II, Casablanca), qui s’attache à appréhender l′image de l’Espagne aux 17ème et 18ème siècles («L’Espagne au miroir de trois ambassadeurs marocains aux 17ème et 18ème siècles»). Une approche diplomatique qui se prolonge avec Eloy Martin Corrales dans «Le premier agent marocain sur le territoire espagnol (1798-1807)». La réconciliation historique entre juifs du Maroc et l’Europe, laborieuse, voire heurtée, a évolué jusqu’à une certaine assimilation malgré l’altérité et l’acculturation (Omar Lamghibchi).
Avec Anna Baldinetti, sont analysées les initiatives d’union économique maghrébine des années soixante avec le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Libye. Une réponse à l’édification communautaire européenne (CEE)? Surtout une aspiration des peuples sur la base des idéaux des indépendances respectives, la CEE avait alors relancé sa politique vers les espaces régionaux, maghrébin, méditerranéen et même arabe. Une approche qui n’a pas vraiment porté ses fruits, tant s’en faut. Pour Danièle Pasquinucci, cela tient à deux facteurs: la difficulté de l’UE «à promouvoir les droits de l’Homme» et l’insuffisant soutien au développement économique et social. Pas étonnant que les sociétés civiles maghrébines soient méfiantes et de plus en plus distanciées par rapport à l’UE.
Pour ce qui est de la seconde partie, sont appréhendés les perceptions et le discours politique. Figure en bonne place, évidemment, la question migratoire. Au-delà de l’instrumentalisation qui en est faite par les partis d’extrême droite, il faut noter que les flux migratoires sont à évaluer par l’économie politique internationale, précisément par «les intérêts du néocapitalisme global» (Nabyl Eddahar). L’image de l’UE se présente-t-elle sous un nouveau jour comme l’analyse Lorella Tosone? Elle relève, pour commencer, que le Maghreb est finalement peu présent dans les études et travaux traitant de l’image de l’UE à l’international. Un paradoxe, alors que les rapports sont si étroits dans de nombreux domaines. Il faut y voir l’interaction de plusieurs paramètres: une attitude «eurocentrique» de l’Union dans ses politiques et relations avec les pays tiers; le surlignage aussi des politiques migratoires, de coopération et de développement. Mais il y a plus. Référence est faite à la grande insuffisance de la perspective historique dans l’étude des perceptions. Enfin, peu de politique comparée entre l’UE et d’autres acteurs importants dans la région comme la Chine, les États-Unis ou la Russie.
Les regards croisés entre l’UE et les sociétés maghrébines pèchent sur de nombreux points. En Algérie, le Hirak de février 2019 a été mal évalué, alors que ce vaste mouvement populaire de contestation a réussi, deux mois plus tard, à faire avorter le cinquième mandat de Bouteflika. L’on n’a vu à Bruxelles que «les possibles aspects négatifs (fragilité, déstabilisation…), ce qui a conduit pratiquement à vouer ce mouvement social à “l’invisibilité”»… Le discours normatif, en Europe et en France, a emprunté à cette occasion le double standard et une politique étrangère intrusive. Résultat? Le discrédit et la méfiance à l’endroit de l’Union européenne. Qu’en est-il du Maroc? Des fluctuations ont marqué ces dernières années: l’image de l’UE était positive en 2016-2017 pour 72% et 73% des sondés, mais cette portion a chuté en 2018 (59%) puis en 2019 et 2020 (57%), et enfin en 2021 (62%). Le soutien de l’UE est perçu comme plus marqué dans le tourisme, le commerce, le développement, l’éducation et l’emploi. La santé rejoint ce classement en 2020-2021 comme secteur de coopération bénéfique. Mais les sondés constatent un certain désengagement de l’Union européenne dans le discours politique officiel, alors que se maintient la dépendance économique dans les relations bilatérales au niveau structurel.
Alors? L’Europe et le Maghreb doivent trouver un équilibre, fût-il fragile, face à de nouveaux enjeux sécuritaires (Mohamed El Mhassani, Samar Khamlichi). Lesquels? Le phénomène de l’islamophobie, et celui de l’immigration clandestine, avec sa connexion imputée au terrorisme. Ce que l’on observe, c’est l’alimentation de l’islamophobie par les discours et les politiques de lutte antiterroriste. Ce qui est retenu de l’Islam, religion de paix et de tolérance, ne se préoccupe pas du référentiel du Livre sacré, mais de son instrumentalisation politique par une minorité se distinguant par la sous-traitance «activiste» et opérationnelle d’une galaxie islamiste d’obédience étrangère à l’Europe et au Maghreb… Des problématiques à mettre à plat si l’on veut revoir et corriger la place de la communauté musulmane, qui fait partie du tissu social européen, et partant promouvoir durablement une image améliorée de l’Europe et de l’UE au Maghreb.