Les actes administratifs et fiscaux du Maroc sur le Sahara «oriental» tels que documentés par les archives de Touât (1860-1900)

Karim Serraj.

ChroniqueLes archives de Touât, traduites et publiées en France en 1926, représentent une source historique inestimable sur la souveraineté marocaine dans le Sahara «oriental». Nous appréhenderons dans cette ultime chronique consacrée aux archives de Touât, la liste des noms des 35 derniers gouverneurs marocains jusqu’en 1900, ainsi que quelques actions des règnes des deux grands sultans de la fin du 19ème siècle: Sidi Mohammed ben Abderrahmane et son successeur Moulay Hassan ben Mohammed.

Le 29/09/2024 à 11h00

En 1861, à l’aube des ambitions françaises sur le Sud-Est marocain, la province de Touât commence à percevoir les prémices de la menace coloniale. Les cheikhs des Oasis, inquiets de cette avancée, décident d’adresser une lettre au sultan du Maroc, Sidi Mohammed ben Abderrahmane (Mohammed IV), afin de lui faire part de leurs appréhensions. Comme l’historien A.-G.-P. Martin le souligne, «les Oasis s’émeuvent et adressent à leur souverain une pressante réclamation contre l’entreprise des Chrétiens, attentatoire à leur liberté» (p.181) in «Quatre siècles d’histoire marocaine: au Sahara de 1504 à 1902, au Maroc de 1894 à 1912», Éditions F. Alcan, 1926 (Paris).

Le Sultan du Maroc répond par une ordonnance solennelle aux Touâtiens. Il leur demande fermement de «rester dans leurs frontières», prévenant qu’aucune provocation ne doit venir de leur part: «Louanges à Dieu. À nos serviteurs magnanimes, les notables du Touât. Nous avons reçu votre lettre et avons pris connaissance de son contenu. Nous avons ainsi appris les tentatives faites par certains que vous n’avez pas suivis («certains» ici fait allusion à trois ou quatre tribus nomades à Touât qui ont pactisé avec les Français, NDLR), pour provoquer des troubles entre vous et vos voisins du territoire des Roumis, leurs excitations à votre égard, et leur désir d’ouvrir jusqu’à vous les voies d’accès qui sont restées fermées jusqu’ici. Vous nous avez demandé de vous écrire une lettre d’exhortations pour vous recommander de vous entendre les uns les autres, et d’être comme une seule main contre ceux qui tenteront encore de semblables entreprises, afin d’éviter tout souci et que chacun ait à rester dans ses frontières: nous le faisons par la présente et nous demandons à Dieu de nous satisfaire les uns et les autres. Salam alikoum. Du 10 choual 1280 (19 mars 1864)» (p.182).

«Le sultan Sidi Mohammed envoie le caïd Mansour au Touât»

Dans une ordonnance de 1866, le sultan Sidi Mohammed désigne un nouveau gouverneur pour veiller sur les frontières sahariennes. Le Sultan espère, par cette nomination, renforcer les défenses de cette région stratégique, tout en anticipant les mouvements d’une puissance en quête de domination, prête à déborder sur les terres marocaines du Sud. Il informe également de sa démarche vis-à-vis de la France pour connaitre la position de celle-ci. Il écrit à ce sujet: «À nos serviteurs fidèles, les gens du Touât. Nous avons reçu votre lettre portant que Burin, chef français de Géryville, dans la province d’Oran, était venu jusqu’à Bel-Ghazi, en compagnie de Bou-Beker ben Hamza, et que son arrivée vous avait causé des inquiétudes. Nous avons pris note de cela, et nous avons envoyé un de nos serviteurs à Tanger pour demander la raison de ce voyage au représentant du Gouvernement français; celui-ci a déclaré que le voyage de cet homme n’avait eu pour but que d’explorer le pays et d’en dresser la carte, sans causer de dommage à personne. Nous vous recommandons de vous comporter envers ceux qui pourront venir encore de façon à ne leur causer aucune inquiétude, mais de vous écarter d’eux, de ne pas faire d’opérations commerciales avec eux ou avec leurs négociants, et si quelqu’un (musulman) apporte chez vous des marchandises de chez eux, saisissez-les entre ses mains (…) Nous chargeons notre serviteur, le caïd Mansour, de porter jusqu’à Aïoun-Salah les lettres que nous y envoyons (…) Des derniers jours de choual 1282 (7-17 mars 1866)» (p.186).

Le caïd Mansour s’installa donc dans le Touât «et fit, selon l’ordre de son maitre, le tour complet des Oasis, jusqu’à Aïn-Salah» (p.187). A.-G.-P. Martin publie le décompte des taxes qui furent versées à Mansour, en l’année 1866, par les ksours du Timmi (Voir galerie photos). L’imposition de Touât restera de vigueur durant tout le règne de Mohammed IV.

La justice à Touât rendue au nom du Sultan du Maroc

En 1870, un notable de Touât, Brika ben El-Hadj, est en conflit avec son cousin, El-Hadj Belkassem, au sujet d’un important héritage foncier familial. El-Hadj Belkassem, dans un premier temps, «obtint gain de cause devant les cadhis touâtiens, mais ses cousins portèrent alors le litige devant le gouverneur et les cadhis du Tafilelt, et l’un d’entre eux, Brika ben El-Hadj, se rendit de sa personne devant les nouveaux juges invoqués, pour soutenir le procès» (p.192). Ce notable, Brika ben El-Hadj, va faire appel de la décision du tribunal de Touât dans la juridiction administrative de Tafilelt, comme en témoigne sa lettre retrouvée dans les archives, adressée à ses frères de sang: «Je suis allé demander au caïd et à Moulaï-Rachid, le fils de l’Émir, d’ordonner à la djemâa des Chorfa et des notables du Touât de nous renvoyer les uns et les autres au prétoire du Tafilala et devant le cadhi chérifien, pour qu’il tranche notre procès dans un sens ou dans l’autre; celui d’entre nous qui alors fera défaut se mettra en désobéissance évidente; un ordre dans ce sens vous parviendra, s’il plait à Dieu, en même temps que cette lettre (…) Votre frère, Brika ben El-Hadj, vous envoie le salut. Du 24 redjeb 1287 (22 octobre 1870)» (p.193).

Tout comme l’imposition fiscale, la justice a continué à relever de l’autorité marocaine, et à s’exercer au nom du Sultan tout au long du long règne de ce dernier. À son décès «le 11 septembre 1873, il laisse le pouvoir souverain à son fils Moulaï-Hassane» (p.205).

Règne de Moulay Hassan et relations avec le Touât

Les archives de Touât témoignent des condoléances adressées au nouveau sultan Moulay Hassan (Hassan I, règne de 1873 à 1894) par les notables de la province: «Les principaux districts des Oasis ne manquèrent pas d’envoyer des lettres de condoléances au nouveau sultan et reçurent des réponses de lui» (p.205). Voici celle qui parvint au Timmi: «À notre serviteur fidèle, El-Hadj M’hammed ben El-Hadj El-Hassane. Nous avons reçu aussi la lettre de nos serviteurs, les gens d’Aïn-Salah, nous en avons pris connaissance et avons compris tout ce qu’elle contenait; aussi nous leur avons préparé une réponse qui satisfera complètement à toutes leurs demandes; tu la recevras en même temps que la présente, avec mission de la leur faire parvenir par tes soins. Salam alikoum. Du 16 châbane 1291 (28 septembre 1874)» (p.205).

Les requêtes des districts portent principalement sur des exonérations fiscales, mettant en lumière non seulement les actes administratifs du Maroc sur la région, mais aussi les liens anciens et profonds unissant les frontières orientales du sud à l’empire chérifien. Ces territoires demeurent jusqu’à la fin du siècle attachés à l’autorité chérifienne, témoignant de leur loyauté tout en réclamant la clémence contre l’alourdissement des charges qui pèse sur leur quotidien.

«Moulaï-Rachid, Lieutenant chérifien du Tafilelt, en charge des Oasis» en 1881

On trouve plus tard dans la chronologie des archives, datée de 1881, une même demande d’exemption d’imposition annuelle, formulée cette fois-ci auprès de Moulay Rachid, lieutenant chérifien au Tafilelt et frère du sultan régnant. Moulay Rachid «apparait aux Touâtiens comme l’intermédiaire indiqué entre eux et le Prince des Croyants» (p.207). Ainsi, précise l’ouvrage d’A.-G.-P. Martin, les Merabtines de Zaouïet-Sidi-Haïda en Bouda lui demandèrent de leur faire renouveler leurs anciens brevets d’exemption d’impôts, et il leur répond ce qui suit: «Nous avons reçu votre lettre concernant le brevet à obtenir de notre Maitre, portant exemption des contributions et corvées publiques qui incombent aux gens de votre région. Il importe que l’un d’entre vous vienne jusqu’à nous; nous lui remettrons une lettre destinée à notre Maitre –que Dieu le fasse victorieux !– afin que sa bienveillance, comme la nôtre, se porte sur vous. Salam alikoum. Du 15 rebiâ 1298 (15 février 1881)» (p.207).

Une délégation de 75 notables du Sahara fait allégeance au Sultan en 1887

Parmi les activités diplomatiques les plus marquantes de Touât, il convient de mentionner la visite officielle de 1887, au cours de laquelle une délégation de notables se rendit à la cour chérifienne. Comme le rapporte l’historien, «l’assemblée décida l’envoi au sultan d’une députation conduite par un chérif âlouyite, et par conséquent du cousinage du souverain. Cette députation comprenait 75 personnes de tout rang et conditions» (p.227). Cette assemblée, symbole de la diversité sociale et de l’unité des Oasis, séjourna plusieurs semaines auprès du Sultan, consolidant les liens ancestraux avec le trône marocain. À travers cette démarche, les notables réaffirmèrent l’appartenance de leur région au Maroc, une allégeance politique autant que spirituelle, marquée par la longue tradition d’alliance entre le sultanat et ses terres frontalières du Sud-Est. Cette mission diplomatique, par son ampleur et son importance symbolique, traduisait l’attachement profond de Touât à l’empire chérifien, dans un contexte où les tensions coloniales rendaient vital le renforcement de ces relations.

Les 35 gouverneurs et jurisconsultes du Maroc entre 1891 et 1900 du Sahara «oriental»

Enfin, les archives de Touât ont gardé la trace indélébile des 35 derniers fonctionnaires et commis de l’État, envoyés entre 1890 et 1900 par le gouvernement marocain dans la province. Ce document inestimable de quatre pages (Voir la liste des 35 fonctionnaires dans la galerie photos) couvre la fin de règne de Moulay Hassan Ier (mort en 1894) et se poursuit jusqu’en 1900, sous le règne de Moulay Abdelaziz. Voici les noms des cinq derniers commis de l’État marocain:

«–Lahmid ben Lahcen le Delimi (Saoura et Touât réunis) (1891)

Hassan ben El-Hadj Mhammed (percepteur général) (1892)

El-Hadj Ahmed ben Rezzouk El-Bokhari (1895)

Mohammed ben Amor le Merrakchi (1896-1900, tué par les Français à Timimoun)

Idris ben El-Kouri le Cherradi (1896-1900, fait prisonnier par les Français à Inghar).» (p.322)

Les deux derniers fonctionnaires en place en 1900 connaitront une triste fin: l’un assassiné et l’autre capturé par les Français. L’année 1900 sonne, définitivement, le glas de la pénétration française, le sac de Touât et la spoliation du Sahara marocain «oriental».

Par Karim Serraj
Le 29/09/2024 à 11h00