Plus d’un siècle nous sépare du début de l’intrusion du droit positif dans le système judiciaire marocain. Depuis 1913, il est en continuelle extension, régissant inexorablement des pans entiers de la société, toujours en quête d’un alignement avec les législations des pays les plus avancés. Toutefois, les nouvelles constructions juridiques ont toujours gardé un fil directeur: moins souvent bouleverser un ordre ou des convictions, plus souvent pérenniser ou corriger une situation. La prudence est de mise chez les faiseurs de lois, car la société marocaine, bien qu’ouverte, n’aime pas être bousculée dans ses habitudes.
La dernière poche de résistance à l’avancée du droit positif dans le système juridique marocain est constituée par la législation sur la famille, dont le droit s’inspire de la charia. Ce «retard» donne lieu à une situation pour le moins étrange. Les sujets de droit se retrouvent dans leurs rapports commerciaux, contractuels, professionnels, d’exercice de droits civiques et politiques et d’égalité constitutionnelle de l’homme et la femme régis par le droit positif moderne (séculier), et dans leur vie familiale avec un autre droit, d’inspiration religieuse celui-ci. Comme si la modernité dans les rapports juridiques s’arrêtait à l’entrée de leurs maisons.
Quelles «explications scientifiques» peut-on donner à l’existence, chez le même sujet de droit, de cette double rationalité, l’une séculière, l’autre religieuse? Éloignons pour le moment les explications avancées par certains «modernistes» se basant sur l’irrationalité des passions, sur la psychologie collective et le rôle tenace des idéologies. Accordons plutôt le primat à la «social-économie» et aux forces profondes qui labourent la société sur la longue durée.
La famille condense dans son fonctionnement la plupart des manifestations de nos retards socio-économiques et culturels.
Pourquoi la volonté du législateur de limiter le mariage des mineures a-t-elle rencontré une opposition farouche de la part des parents dans la société, surtout rurale et périurbaine, et une attitude «très compréhensive» d’une la magistrature, plutôt conservatrice, à leur égard? Ne faut-il pas chercher du côté de l’abandon scolaire, qui touche les filles mineures par centaines de milliers chaque année, la cause directe du consentement parental au mariage de leurs filles mineures? Le mariage est perçu chez eux comme une «solution libératoire» pour des filles ayant précocement quitté l’école, se retrouvant désœuvrées et présentant des risques potentiels de sombrer dans le libertinage. Si ces filles disposaient des conditions requises pour rester à l’école, en étant correctement encadrées, jusqu’à l’âge de seize ans au moins, et pouvaient bénéficier d’une formation professionnelle jusqu’à dix-huit, la proposition d’interdire le mariage avant dix-huit ans deviendrait «naturelle» et acceptable.
Avec un taux d’activité de 23%, les femmes ne participent pas grandement à l’activité économique au Maroc. Elles ne produisent pas beaucoup de richesses et leurs contributions au financement des dépenses des ménages sont par la force des choses limitées. Demander l’égalité dans ce cas de figure, c’est faire peu de cas du rôle du financier dans tout rapport de pouvoir, même dans le ménage. Le débat aurait été bien autre si le taux d’activité de la femme s’approchait de 45, voire 50%.
Autre retard de la femme. Un taux d’analphabétisme supérieur à la moyenne dissuade plus d’une à demander la prise en charge conjointe des actes administratifs usuels de l’exercice de l’autorité parentale. Nous payons cher les échecs des campagnes d’alphabétisation.
Pour l’héritage, la société semble plus disposée à accepter certaines nouvelles dispositions plutôt que d’autres. La progression de la famille nucléaire aux dépens de la famille élargie rend l’héritage par agnation (taâsib) pratiquement «impopulaire» et son abandon aller de soi.
Par contre, l’égalité entre homme et femme dans l’héritage est plus complexe. Avantager l’héritier mâle sur la fille n’est pas le propre de la société musulmane. Les sociétés occidentales l’ont pratiqué de manière intense et plus dure auparavant, et le pratiquent toujours, à un degré moindre, au vu du développement de l’instruction des filles, via le testament. Les familles occidentales y ont eu recours pour préserver l’unité du patrimoine familial, confié à un seul mâle, accroître son intérêt économique, mieux le capitaliser et favoriser son transfert générationnel. Ainsi se sont construits l’accumulation du capital et le capitalisme sur plusieurs générations.
Avons-nous assisté à la même dynamique dans les sociétés musulmanes et plus spécifiquement la nôtre? L’avantage donné au mâle a-t-il été utilisé à bon escient, toujours dans une logique économique et de développement? La plupart des historiens économiques s’accordent sur un fait: dans notre société, l’héritage est considéré par les héritiers comme une rente et non comme un capital. L’accumulation n’a pas été historiquement significative, que ce soit de la part de l’homme ou de la femme. Jusqu’à une période récente, les chercheurs qui se sont penchés sur la radioscopie du capitalisme marocain après la marocanisation (1973) ont relevé une absence de relève générationnelle entrepreneuriale. Les enfants ont simplement consommé ce que le père a accumulé.
Aussi, si nous souhaitons positionner le débat sur les intérêts à long terme des familles et du pays, plutôt que se focaliser sur l’égalité, il faut ouvrir la porte au testament. Le père agira alors en toute rationalité. Avec les résultats des filles dans les études supérieures auxquels nous assistons, elles ne seront pas lésées.
En abordant ces quelques points à travers une grille de lecture socio-économique, avons-nous ignoré le rôle dynamique que peuvent jouer les forces en présence, modernistes et conservateurs, pour influencer l’opinion publique? Loin de nous cette erreur dans la méthode. Les débats d’idées ont toute leur place dans la société.
La nôtre est une lecture qui se veut complémentaire au rôle des idéologies et un appel aux élites politiques pour redoubler d’efforts pour mettre la société sur les rails d’une croissance soutenue. Ils auront ainsi accompli leur mission dans la modernisation du pays.