Le «Bulletin du Comité de l’Afrique française» (BCAF), publié mensuellement entre 1891 et 1939 à Paris, recèle une compilation prodigieuse de notes diplomatiques et militaires officielles de première main, et jusqu’aux comptes-rendus de séances du parlement français sur la pénétration en cours à ce moment-là de la France dans le Sahara dit oriental. Notamment: Touat, In-Salah, Sud-Oranais, Tidikelt, Gourara, Timimoun qu’elle cherche à usurper. Le Royaume du Maroc, désigné régulièrement par «l’empire chérifien» dans le BCAF, est nommément impliqué dans le long bras de fer qui se joue sur ses frontières Est pendant des années, et dont nous allons dérouler pour la première fois le décor d’action tel qu’il a été consigné dans ces archives notoires.
Uniquement seront ouvertes aujourd’hui les pages du BCAF de l’année 1891, cinq mois en particulier où la trame de l’affaire du Touat se précise, le gouvernement français bascule dans l’option «Guerre» et le démembrement de l’empire marocain se révèle inévitable. Le BCAF est une source d’information congruente éditée par des personnalités françaises de premier plan, dont Félix Faure (député du Havre et futur président de la République française), Georges Rolland (initiateur du projet du «Transsaharien» reliant Touat au Tchad et à l’Afrique centrale), des généraux et chefs d’état-major de l’armée, des diplomates et des sénateurs, des vice-présidents de chambres de commerce, etc.
Numéro de janvier 1891:
Page 5. C’est l’Algérie française qui cherche à convaincre Paris d’entrer de force en possession de la région du Touat. Il s’agit «d’une nouvelle étape du développement de l’Algérie (qui) témoigne de l’intensité du mouvement qui s’est dessiné dans l’Afrique française du Nord en faveur de la pénétration saharienne (…) pour donner satisfaction aux vœux unanimes, dont les conseils généraux, dont les représentants, la presse tout entière de l’Algérie, s’étaient fait les interprètes». Ironiquement, la note précise que «la plaque de marbre est déjà prête» pour célébrer «un pas décisif vers le Sud».
Sur place, lit-on, «depuis dix ans le gouvernement marocain n’a cessé d’y interpréter le régime du statu quo, par des empiétements successifs. Le Sultan a provoqué, de la part des chefs de quelques ksour, des démarches réitérées pour l’établissement de sa suzeraineté». Le Sultan Moulay Hassan 1er «a échangé des lettres avec eux, a reçu à Meknès en 1887 une délégation du Touat (…) et il n’a pas craint cependant de tenter une prise de possession effective des oasis». Ces «agissements du Maroc» sont taxés de «menace grave pour l’Algérie, que l’annexion de Touat à l’empire chérifien limiterait au sud par une frontière étrangère».
Que représentait le Touat pour l’Algérie française? La note de janvier explique que «pour pousser au Soudan par le Sahara, le Tidikelt et le Touat méridional forment la seule base d’opérations possibles et utiles. Nécessaire à la sécurité de l’Algérie, la possession du Touat est indispensable aussi à son expansion. Sans le Touat, les frontières provisoires de notre colonie méditerranéenne seraient devenues des frontières définitives. Il n’eût plus été question d’empire français d’Afrique».
Numéro de février 1891:
Page 8. Le BCAF reproduit les propos de M. G. Rolland (auteur du projet de voie ferrée transsaharienne reliant l’Algérie à l’Afrique subsaharienne), qui tire la sonnette d’alarme face au risque «de fermer la seule route directe et franchement libre qui à l’heure actuelle, s’offre à nous pour relier l’Algérie au Soudan central».
Il préconise: «Pour résoudre la question du Touat, le vrai moyen serait d’y envoyer une colonne (militaire) par l’Oued Zouzfana et l’Oued Messaoura, afin de séparer d’emblée ces pays du Maroc». Il ajoute qu’une «semblable détermination serait sans doute hautement désirable pour le règlement des affaires sud-oranaises et marocaines (…) l’occupation du Touat et d’In-Salah s’impose avec un caractère d’extrême urgence, et chaque jour perdu augmente les difficultés que nous aurions à vaincre lorsque nous arriverons â cette décision inévitable».
Numéro de mai 1891:
Page 12. La présence dans la ville d’El-Goléa en 1890 d’une nouvelle garnison française de 150 hommes a «comme il fallait s’y attendre déterminé au Touat une recrudescence d’agitation. Les gens du Touat, de Faouguerout et du Gourara s’occupent activement de faire reconnaître officiellement par le Maroc leur rattachement à l’empire chérifien». Les «différentes villes se sont réunies dans le courant de mars (1890) pour discuter les termes d’une adresse au sultan afin de le mettre en demeure de prononcer l’annexion de leur pays au Maroc, et on annonce le prochain départ pour Marrakech d’une nouvelle députation, chargée de faire une démarche directe en ce sens auprès de Moulay Hassan».
Numéro de novembre 1891:
Page 2. Le bulletin rend compte d’une réunion spéciale à Paris «pour s’occuper de la question du Touat», et rapporte les propos d’Émile Masqueray, ethnologue, auteur d’un dictionnaire français-touareg et de quelques traductions de manuscrits du Sahara, qui appuie devant le comité des politiciens et diplomates l’option militaire: «Monsieur Masqueray dit qu’il n’y a pas un moment à perdre si l’on veut agir utilement et facilement, déjà les gens du sultan du Maroc s’établissent au Gourara et ils construisent une solide casbah à Timimoun sans doute, le Tidikelt n’est pas encore atteint et l’on ne s’y livre encore qu’à des intrigues, mais il est grand temps que la France s’y montre sans hésiter, on risque d’attirer sur l’Algérie les plus grands malheurs; non seulement ce serait l’abandon forcé et à jamais de notre politique de pénétration saharienne, mais ce serait sûrement, à bref délai, l’insurrection dans le Sud oranais».
Le bulletin écrit avec éloquence: «M. de Vogüé (diplomate français) rappelle que certaines cartes allemandes, celles de Stieler (et les plus anciennes des cartes françaises, ajoute M. Masqueray) attribuent le Touat et In-Salah au Maroc, mais c’est une défense que nous ne pouvons admettre de la part du Maroc, car tous les actes diplomatiques reconnaissent plus ou moins explicitement nos droits».
De Vogüé demande durant cette réunion quelle devrait être la force de l’expédition en question? Le capitaine Le Châtelier lui répond considérant qu’il faut «plusieurs milliers d’hommes en passant par Igli», mais l’assistance rétorque «que ce chiffre doit faire hésiter ne serait-ce que parce que le parlement ne voterait pas de crédits suffisants pour la mise sur pied d’une telle armée avec ses convois et ses réserves». Masqueray quant à lui insiste: «Si l’on prétend faire du Touat un prolongement de l’Algérie, prise avec son administration, quelque route que l’on prenne, il faut s’attendre à des résistances.»
Page 7. L’affaire du Touat arrive le 26 octobre 1890 au parlement français. Le BCAF résume l’intervention d’Alexandre Ribot, ministre des Affaires étrangères, répondant à une question de M. Deloncle sur la politique que la France compte suivre au Touat: «De nouveaux atermoiements auront pour conséquence inévitable le rattachement définitif du Touat au Maroc. Et ce serait l’insurrection en permanence dans le Sud, la guerre sainte à l’heure d’une guerre européenne, l’anéantissement de l’œuvre de pénétration saharienne, un échec humiliant pour l’honneur national (Applaudissements au parlement).» Et il continue: «Si, dans ces derniers temps, le Maroc a cru pouvoir envoyer des émissaires pour nouer des relations dans ces oasis, pour y faire réclamer son intervention, je puis dire à M. Deloncle que le gouvernement français n’a pas hésité à signifier au Maroc, de la façon la plus claire et la plus catégorique, qu’il ne tolérerait de sa part aucun acte de souveraineté sur ces territoires.» Et Ribot de conclure: «Et par conséquent ce n’est pas le ministre des Affaires étrangères qui aura à entamer des négociations pour la résoudre, mais M. le ministre de la Guerre et M. le ministre de l’Intérieur, qui viendront demander à la Chambre, quand le moment sera venu, et peut-être bientôt, les crédits nécessaires pour renforcer notre action, nous mettre à l’abri de toute surprise et de toute atteinte (Applaudissements au parlement).»
Page 17. Un certain Harry Alis évoque durant cette réunion la «pénétration par le Soudan français et par le Sud algérien», et exprime «le vœu que l’opinion ne permît pas que le Maroc pût nous couper les routes du Sud et enserrer l’Algérie dans un cercle d’oasis hostiles». Le diplomate De Vogüe, qui reconnaît dans ses écrits que le Sahara «oriental» est marocain selon les cartes allemandes et les premières cartes françaises, pousse quand même la France à faire la guerre: «quelques cheikhs marocains (dans le Touat) ont demandé la protection du Maroc; le danger est grand, mais il sera très simple de l’écarter. Il s’agit de pousser jusque-là un corps de méharistes, ce sera une preuve évidente que nous avons la ferme volonté de ne laisser personne s’y établir (…) Il faut agir tout de suite; aujourd’hui, une simple démonstration. Si l’on attend encore des mois, ce sera la grande expédition devant laquelle le pays peut hésiter à juste titre».
Numéro de décembre 1891:
Page 3. La France décide un non-retour à Touat et opte pour l’entrée en force dans les frontières marocaines Est. Ainsi que le ministre des Affaires françaises, Alexandre Ribot «en avait fait la promesse, le gouvernement a demandé les crédits qu’il a jugés nécessaires pour renforcer l’action dans le Sud-Oranais». Le «11 novembre 1890 deux projets de loi ont été présentés à la signature du président de la République (…) L’effectif de la garnison d’El-Goléa sera porté à 600 hommes ainsi répartis dans une compagnie de tirailleurs indigènes montés sur méharis, 150 hommes, une compagnie de tirailleurs à pied, 200 hommes; une compagnie de la Légion étrangère, 150 hommes, un peloton de spahis, une section d’artillerie, 25 hommes infirmiers et ouvriers, 25 hommes. Le crédit nécessaire pour l’année comprenant les dépenses de sûreté est de 155.000 francs.»
Les combats vont commencer pour la domination finale du Touat: «Cependant, en ce qui concerne le Sud-Oranais, tout le long de la frontière marocaine, ce sont de perpétuels engagements entre tribus placées sous notre sphère d’influence et tribus relevant du Maroc, et il ne semble pas que les démonstrations militaires qui ont été faites de ce côté, et jusqu’à quelques kilomètres de Figuig, aient eu grand effet.»
Ainsi s’achève le bulletin de l’année 1891 sur la préparation graduelle de la guerre par la France. Les événements racontés se situent après le tracé imposé des frontières de 1845, mais sur le terrain l’affaire n’est pas encore gagnée pour la France. Le démembrement militaire du Sahara «oriental» et l’entrée à Touat, symbole de la prise effective du territoire, ne seront réalisés qu’en 1900.