Frédéric Encel, géopolitologue, professeur de relations internationales à l’École supérieure de gestion, habilité à diriger des recherches, maître de conférences à Sciences Po Paris et directeur de séminaire à l’Institut français de géopolitique, livre dans cette interview à distance avec Le360, une analyse exhaustive de la reconnaissance par la France de la marocanité du Sahara et dissèque les raisons de l’hystérie collective du régime algérien immédiatement après cette décision historique.
Le360: croyez-vous que cette décision historique de la France de reconnaitre la souveraineté du Maroc va encourager d’autres pays européens à emboiter le pas à la France?
Frédéric Encel: je me souviens parfaitement de notre conversation qui s’était déroulée en l’occurrence à Sciences Po il y a quelques mois de cela. Et je vous disais qu’en tant que géopolitologue et en même temps qu’en tant que géographe et citoyen, je ne voyais bien évidemment aucune espèce de problèmes, ni morale ni géopolitique à reconnaître le plus rapidement possible la souveraineté chérifienne sur le Sahara occidental. Et je vous disais à l’époque qu’il faudrait que la France fasse plus que l’Espagne. Alors la fameuse posture adoptée par l’Espagne à quelques années de cela, qui était d’ailleurs relativement avancée et qui avait satisfait, me semble-t-il, le Palais à Rabat, au moins pendant quelques années, percevait le plan d’autonomie proposé par le Maroc comme la meilleure solution. Aujourd’hui, la France va plus loin. Elle dit que c’est la seule solution et que ça ne peut se faire que par le biais de ce plan d’autonomie et dans le cadre de la souveraineté du Maroc.
Alors, j’ai envie de dire deux choses. D’abord, je pense qu’on a perdu quelques précieuses années sans dire qu’on les a perdues définitivement, parce que le Maroc et la France sont amenés pour des raisons géographiques, historiques, culturelles et bien évidemment morales à continuer d’être non seulement amis, mais alliés. Deuxième point pour vous répondre très concrètement, je pense que la France a encore un effet d’entraînement diplomatique suffisant pour qu’effectivement d’autres États, et notamment au sein de l’Union européenne, suivent le mouvement.
«Le régime algérien pointe du doigt de manière systématique et structurante la France pour à peu près tout et n’importe quoi.»
— Frédéric Encel.
Je ne suis pas, comme vous le savez, diplomate. Je suis un modeste universitaire, mais je crois pouvoir affirmer que oui, autant l’Espagne n’avait pas cette capacité d’entraînement, si tant est qu’elle a d’ailleurs voulu, puisque pendant très longtemps, l’Espagne est restée seule. Je ne parle pas des États-Unis, qui est un cas à part, mais l’Espagne est restée seule sur cette posture, mais aujourd’hui la France devrait pouvoir effectivement entraîner d’autres pays, du moins je l’espère, parce que ce serait l’illustration de sa capacité diplomatique.
Comment interprétez-vous la réaction du régime algérien qui a immédiatement retiré son ambassadeur à Paris et tente de faire pression sur la France en renvoyant systématiquement ses ressortissants expulsés de l’Hexagone vers la France?
Je ne suis absolument pas surpris puisque là aussi, je vous le disais, je l’ai écrit à plusieurs reprises et notamment dans L’Express récemment. Mais je le disais sur France Inter lorsque j’étais chroniqueur en 2011 et 2012. Ma position n’est pas nouvelle là-dessus. Je n’ai jamais cessé de dire que d’abord, il faut rappeler que l’Algérie est un État parfaitement souverain, donc les différents gouvernements successifs ont le droit de mener, d’opérer les politiques qui semblent bonnes pour le pays. Deuxième point, je rappelais que le régime, pas seulement certains gouvernements, mais le régime algérien depuis au moins 1965, est dans un positionnement, c’est plus qu’une posture, c’est véritablement un positionnement structurant, me semble-t-il, négatif vis-à-vis de la France. Il y a eu des nuances selon les périodes. Il y a eu quelques tentatives de rapprochement général, mais plutôt de Paris (…) J’ai toujours considéré, donc je le répète aujourd’hui, que le régime algérien pointe du doigt de manière systématique et structurante, la France pour à peu près tout et n’importe quoi. Cela procède de sa politique lourde. Ce régime en a le droit, mais c’est aussi un droit pour la République française, qui est un État tout aussi souverain, d’en tenir compte et on doit en tenir compte.
«Il n’y a pas de levier algérien puissant et la preuve c’est que la France a décidé enfin d’adopter une posture beaucoup plus réaliste.»
— Frédéric Encel.
Je n’ai donc pas été surpris du tout puisque le Sahara occidental est l’un des prurits considérés comme tel par l’Algérie, à tort pour deux raisons. D’abord, parce que sur le plan historique, géographique, diplomatique, l’Algérie n’a strictement aucun début de commencement de légitimité sur ce territoire. C’est même unanimement reconnu dans le monde entier. Deuxième point: l’Algérie a certes le droit de soutenir les groupes ou des régimes qui lui sont favorables, ou en l’occurrence inféodés, je pense évidemment au front Polisario. Mais l’Algérie est quand même très mal venue d’orienter sa politique de manière extrêmement dure ou intransigeante vis-à-vis de certains États qui, eux, reconnaissent le plan d’autonomie comme étant le seul à pouvoir être mis en œuvre à terme.
Ce n’est qu’un énième prétexte pour un énième refroidissement et pour d’énièmes exigences, à mon avis, indues pour la plupart d’entre elles, en tout cas de la part de l’Algérie vis-à-vis de Paris.
Et quelles sont, selon vous, les principaux leviers de pression dont dispose aujourd’hui la France pour contrer ces représailles algériennes?
Je vais peut-être vous surprendre, mais il n’y en a pas énormément. Je veux dire par là que, de la même manière que l’Algérie n’a aucun levier sérieux pour imposer à la France un positionnement sur la question du Sahara et d’autres questions qui concernent le Maroc, il n’y a pas de levier algérien puissant. La preuve, c’est que la France a décidé enfin d’adopter une posture beaucoup plus réaliste. Mais, de la même manière, je ne vois pas très bien quels sont les leviers pour reprendre votre juste expression, dont dispose Paris pour contrevenir à cette politique d’obstruction ou de menaces du pouvoir algérien. Si vous voulez, l’Algérie peut très bien refuser de récupérer sur son sol des ressortissants que la justice française a considérés comme ne pouvant plus rester après des délits ou des crimes sur le sol français. Et comme on ne peut pas en faire des apatrides et que la France est une démocratie, on ne va pas les envoyer contre leur gré dans d’autres pays, on est obligés de les garder sur notre sol. Je pense qu’ils seront gardés sur notre sol dans un cadre juridique et judiciaire adapté, vraisemblablement emprisonnés et on ne peut pas faire autrement.
Croyez-vous qu’il est temps de revoir ou d’abroger définitivement les accords franco-algériens de 1968?
Moi je suis plutôt pour, tant que c’est possible, pour une politique de conciliation, y compris avec des régimes politiques qui sont outranciers avec la France. La conciliation, ça peut vouloir dire ne pas accepter une politique d’escalade dans la mauvaise humeur, en l’occurrence avec l’Algérie et de faire comprendre à ce pays que le Sahara occidental est définitivement, légalement et légitimement marocain et que dans ce cadre-là on peut tout à fait continuer à discuter notamment du plan d’autonomie en faveur des populations du Sud. Si, demain par exemple, ce qu’elle ne fera pas, l’Algérie décidait de rompre les relations diplomatiques avec la France et de peser de manière politique, voire même sécuritaire, sur les intérêts français, soit dans l’Hexagone, donc en métropole, soit dans un certain nombre de pays, d’espaces ou de territoires, notamment en Afrique sahélienne ou subsaharienne, en visant les intérêts français, à ce moment-là, il faudrait revenir sur ces accords. Je crois qu’on n’arrivera pas jusque-là.
Parce qu’encore une fois, tout à l’heure, j’ai évoqué le prétexte de cette nouvelle position française sur le Sahara, saisi par le régime algérien. Alors un prétexte, en principe, ne constitue pas, je dis bien en principe, ne constitue pas un positionnement définitif. Ce n’est pas une stratégie apocalyptique. On l’utilise pour obtenir, dans d’autres dossiers, telle ou telle approbation, ou tel ou tel avantage.
Après tout, la mauvaise humeur de ces dernières semaines, elle vient d’Algérie, mais pas de France. Donc je dirais que de ce point de vue, la balle est dans le camp d’Alger plutôt que dans le camp de Paris. Mais, encore une fois, je m’exprime en tant que simple universitaire et non pas en tant que diplomate.