Tindouf, fief du business de la misère

Karim Serraj.

ChroniqueLe scandale des détournements des fonds et de l’aide humanitaire à Tindouf cristallise les tensions. Résolutions européennes, câbles de la CIA, rapports du PAM ou du HCR: tout converge vers une réalité accablante. En 2025, le statu quo persiste, nourri par les jeux de pouvoir, l’opacité algérienne et les profits d’une élite insaisissable.

Le 11/05/2025 à 11h58

À Tindouf, l’aide humanitaire se volatilise avant d’atteindre les affamés. À des milliers de kilomètres de là, à Genève, les accusations ressurgissent avec la même constance que les détournements qu’elles dénoncent. Fin mars 2025, plusieurs ONG internationales– parmi lesquelles le Réseau africain pour les droits humains et la gouvernance (RADHEG, Mali) et le Centre international de recherche et d’analyse sur les conflits (CIRAC, Allemagne)– ont une nouvelle fois levé le voile, à l’ONU, sur un système de prédation aussi ancien que cynique. Depuis des années, une machine opaque, huilée par des complicités algériennes, siphonne vivres, médicaments, fournitures scolaires et matériel médical, au détriment d’une population entièrement dépendante de cette aide pour survivre.

Premier point de fuite: le port d’Oran. C’est là, loin des camps, que débarquent depuis des décennies les cargaisons de produits envoyés par l’Union européenne, le Programme alimentaire mondial (PAM), la Croix-Rouge, et une cinquantaine d’ONG internationales. Officiellement, ces biens sont acheminés jusqu’à Tindouf. Mais en réalité, une part significative des cargaisons bifurque vers des entrepôts en Algérie, échappant à tout audit indépendant.

Le mécanisme est simple. Le blé canadien réceptionné, de qualité supérieure, censé nourrir des familles entières, disparaît des radars. Il est écoulé discrètement sur les marchés noirs algériens et mauritaniens, remplacé dans les convois humanitaires par des grains de moindre qualité. Même traitement pour les œufs, bidons d’huile, farine pourtant destinés à garantir l’alimentation dans les camps: ils finissent eux aussi entre les mains de trafiquants, revendus à prix fort dans les circuits informels. Les détournements ne s’arrêtent pas là. Tentes, kits scolaires, fauteuils roulants, antibiotiques, matériel de dialyse ou de réanimation: autant d’équipements précieux disparus, engloutis dans un système où la misère devient un fonds de commerce. Des tonnes de vivres, initialement destinées aux réfugiés, prennent la route des souks, bien loin des femmes et enfants qui, à Tindouf, attendent chaque jour une ration qui n’arrive jamais.

Un système de prédation documenté et toujours actif

En contradiction flagrante avec les principes de gratuité qui régissent les missions humanitaires, l’Algérie a instauré un mécanisme de prélèvement sur les aides internationales destinées aux camps de Tindouf. Ce système de «dîme» imposée à hauteur de 5 à 10%, selon les sources, sur les cargaisons humanitaires, a été dénoncé en 2020 par une résolution formelle du Parlement européen accusant à la fois Alger et le Polisario d’avoir mis en place une chaîne de détournement systémique de l’aide internationale.

Les câbles diplomatiques américains exhumés par Wikileaks en 2009 confirment ces dérives. L’une des notes souligne «que le Croissant-Rouge sahraoui tire des stocks en se fondant sur ses propres estimations très élevées du nombre de bénéficiaires, supérieures à celles des donateurs». Cette manipulation des données permet de justifier des convois surdimensionnés, dont une partie échappe aux circuits humanitaires officiels pour atterrir dans des circuits de revente. L’absence de recensement officiel dans les camps a favorisé la spoliation des aides. Alger et le Polisario s’y sont systématiquement opposés malgré les demandes réitérées en 1977, 2003, 2005 et 2015 du HCR et du Conseil de sécurité. L’écart ainsi créé entre population «sur le papier» (170.000 individus) et population réelle (estimations hautes: entre 45.000 et 60.000) ouvre la voie à un surplus d’aide humanitaire significatif. Ces excédents de vivres et biens de secours financés par les contribuables internationaux représentent la marge de corruption.

De ce fait, très réactifs, les États-Unis ont pris position dès 2019. L’administration américaine a appuyé l’idée d’un audit international de l’aide à Tindouf, suivant les conclusions d’un comité du Congrès qui s’inquiétait du risque de dévoiement de l’assistance américaine. Washington, tout en soutenant officiellement les efforts du HCR, a réduit ses contributions directes non contrôlées et a incité les agences onusiennes à la vigilance. La CIA World Factbook a plusieurs fois noté que l’absence de recensement rendait flou le statut des réfugiés de Tindouf, et des analyses de l’USAID ont suggéré que le nombre réel de nécessiteux était inférieur aux chiffres déclarés– ce qui a conduit à un ajustement du plan d’aide bilatéral américain.

En Europe, le 2 juillet 2020, la Commission Développement (DEVE) du Parlement européen a décidé de se saisir officiellement de l’affaire. L’eurodéputée Dominique Bilde, dans une déclaration aussi ferme que précise, a rappelé que «ce système véreux est documenté depuis l’enquête de l’OLAF en 2015». Elle a également accusé Alger et le Polisario de continuer à surévaluer le nombre de réfugiés et de revendre une partie de l’aide humanitaire– évoquant l’achat de chars avec ces profits. Elle a exhorté l’UE «de faire cesser ce scandale et de mettre l’État algérien face à ses responsabilités». Le nouveau commissaire à la gestion des crises, Janez Lenarcic, a alors admis du bout des lèvres qu’il subsistait des «doutes sur les chiffres réels» des bénéficiaires. Autrement dit, sans recensement, la fraude continue.

En mars 2023, le secrétaire général de l’ONU plaidait encore pour un recensement à Tindouf. La même année, un rapport d’évaluation du PAM révélait que «la distribution générale de l’aide alimentaire entraîne l’intégration de ménages qui ne sont pas en situation d’insécurité alimentaire ou qui le sont beaucoup moins que d’autres». En clair, une inégalité structurelle permet à des non-bénéficiaires de profiter d’un système faussé, au détriment des vrais nécessiteux.

Le rapport signalait en outre les difficultés du PAM à établir une coopération efficace sur place, ayant «du mal à établir une relation solide avec le Croissant-Rouge algérien s’agissant du transport des marchandises du port d’Oran vers les camps». Ce langage diplomatique cache mal les frictions persistantes avec l’acteur algérien chargé du transit, dont l’opacité continue d’entraver la transparence. Autant d’éléments qui laissent penser que rien n’est rentré dans l’ordre.

Une élite politico-militaire qui prospère sur la misère des camps

Les fonds siphonnés ont largement servi à l’enrichissement personnel de hauts responsables, constituant au fil des ans une élite sahraouie privilégiée vivant dans un confort sans commune mesure avec la précarité extrême des camps. «Une chose est la population qui souffre, victime des rigueurs et des privations dans les camps, et autre chose sa classe dirigeante qui vit à sa guise sans manquer de rien», a cinglé en 2025 un communiqué du Forum Canario Saharaui, concluant que ces dirigeants «n’ont de victimes que le nom» (Europa Press).

En somme, s’est instaurée une sorte de noblesse sahraouie en exil, jouissant de privilèges aux frais de la «cause» qu’elle représente. Cette petite caste a pu prospérer grâce à la conjonction de l’argent détourné, des subsides algériens et d’un contrôle autoritaire empêchant toute reddition de comptes dans les camps.

La presse et des ONG ont révélé depuis belle lurette l’existence de propriétés cossues appartenant à des responsables du Polisario sur la côte méditerranéenne. Par exemple, d’élégantes villas sur la Costa del Sol, à Marbella, ont été attribuées à des membres éminents de la direction sahraouie, achetées via des circuits financiers opaques. De même, des bureaux haut de gamme à Nouakchott et Nouadhibou (Mauritanie), loués à des entreprises étrangères, sont en réalité détenus par des barons du mouvement séparatiste.

Plus pernicieux encore, ce système de prédation maintient la population de Tindouf dans un état de contrôle social. Le Polisario, rappelle le média africain Modern Ghana, lie l’aide internationale à la loyauté politique: les hommes en âge de combattre doivent effectuer des corvées militaires, en échange de quoi leurs familles reçoivent leur part de vivres: «Les hommes accomplissent des services au sein des milices armées et on leur demande beaucoup en échange de l’aide alimentaire qui devrait leur revenir de droit».

Au-delà du patrimoine immobilier, les dépenses somptuaires de cette élite ont également été épinglées. On sait par exemple que les enfants de certains dirigeants étudient dans des universités à l’étranger (Cuba, Espagne, France), leurs frais de vie couverts officieusement par le Polisario ou ses soutiens.

Complicités et responsabilités algériennes

L’Algérie ne saurait être dédouanée dans ce système de corruption. Elle exerce un contrôle souverain sur son territoire y compris sur les camps, même si elle délègue la gestion quotidienne au Polisario. Les opérations de réception dans les ports algériens, ainsi que le transport et la distribution de tonnes d’aide humanitaire, sont gérées exclusivement par l’Algérie, sans la moindre implication du HCR. C’est l’Algérie qui organise l’acheminement de l’aide et c’est précisément dans ces entrepôts sous contrôle algérien que se produisent les disparitions de marchandises. Alger n’a toutefois jamais mené d’enquête publique, se retranchant derrière la défense souverainiste (considérant toute critique des organisations internationales comme une ingérence dans ses affaires).

Le détournement direct de fonds n’est pas exclu: l’aide monétaire internationale versée au Polisario via l’Algérie subirait des coupes avant d’arriver sur le terrain. Le Système des Nations Unies n’a accès à aucun audit indépendant des sommes une fois qu’elles sont remises aux autorités algériennes pour exécution sur place, d’où un angle mort propice aux malversations. «L’Algérie ne peut pas sous-traiter la protection des droits humains sur son territoire et fermer les yeux si le Polisario les viole», a rappelé en 2019 la directrice par intérim de HRW pour la MENA dans un rapport soulignant la responsabilité juridique de l’Algérie envers les réfugiés sur son sol. Cette responsabilité s’étend évidemment à la gestion honnête de l’aide.

«La révélation du détournement des aides à Tindouf confirme la responsabilité de l’Algérie, pays hôte des camps», a déclaré en 2023 Eric Cameron, un militant norvégien des droits des réfugiés, soulignant qu’Alger est «complice et même instigatrice du détournement des revenus de la vente des aides sur le marché noir». Cette situation permet de maintenir une pression internationale en exhibant la misère des camps– misère qu’Alger contribue à entretenir.

En 2025, le système de prédation, quoique plus discret, perdure en grande partie. Les intérêts personnels liés à la corruption et aux détournements des fonds sont trop importants pour être abandonnés. Les rapports récents sont accablants quant à la situation humanitaire dans les camps, signe que l’aide continue de ne pas atteindre intégralement ses destinataires. Un consortium d’agences de l’ONU et d’ONG a estimé à décembre 2025 à 214 millions de dollars les besoins d’aide urgente pour simplement stabiliser la population de Tindouf, en insistant sur la «dégradation continue de la situation» et le fait que les besoins de base sont de moins en moins couverts.

L’ONU a lancé en désespoir de cause un appel aux dons, resté largement ignoré par les bailleurs traditionnels, qui ne sont plus dupes depuis quelques années de la gabegie en cours à Tindouf. En face, l’Algérie est restée de marbre, n’augmentant pas sa contribution dérisoire, maintenant ces camps dans un état de précarité organisée.

Par Karim Serraj
Le 11/05/2025 à 11h58