Les 17 otages français de Tindouf

Karim Serraj.

ChroniqueDe décembre 1975 à décembre 1977, le Polisario a revendiqué quatre opérations de prises d’otages de civils de nationalité française, dans le Sahara, séquestrant en tout 17 personnes durant de longs mois. Sept d’entre elles seront exécutées et ne rentreront jamais en France. Voici l’histoire de ces prises d’otages.

Le 07/09/2025 à 11h00

Le 31 décembre 1975, sur une piste aride entre El Hagounia et Laâyoune, deux coopérants français, enseignants au Maroc, voient leur destin basculer. Pierre Seguro et Jean-Paul Dief tombent aux mains d’une patrouille du Front Polisario. Ils s’évanouissent aussitôt dans les sables du Sahara, engloutis par deux semaines de silence, jusqu’à ce que, le 13 janvier 1976, un porte-parole du mouvement annonce froidement qu’ils seront traduits devant un «tribunal militaire sahraoui».

Leur captivité s’étire alors dans l’ombre. Déplacés à Tindouf, en territoire algérien, ils deviennent invisibles au monde extérieur, jusqu’à ce que la Croix-Rouge internationale parvienne à obtenir un droit de visite. Cinq longs mois s’écoulent. En mai 1976, leurs visages amaigris surgissent sur les écrans de la télévision française, comme une preuve fragile de leur survie. Mme Seguro, quant à elle, est autorisée, le 8 mai, à étreindre son mari dans un camp poussiéreux de Tindouf– un instant arraché aux négociations patientes et obstinées des humanitaires.

Du côté du Polisario, les ordres viennent alors d’El-Ouali Mustapha Sayed, chef des miliciens, maître de guerre jusqu’à sa mort en juin 1976. À ses côtés, un nom déjà promis à durer: Brahim Ghali, jeune responsable militaire d’une vingtaine d’années, ministre de la Défense de la république autoproclamée. L’Algérie le placera quarante ans plus tard, en 2016, à la tête du mouvement, un trône qu’il occupe encore aujourd’hui.

La France choisit la prudence, une diplomatie à pas feutrés. À Rabat, l’indignation éclate: la capture de deux ressortissants français sur le sol marocain est dénoncée comme une agression téléguidée par l’Algérie. À Paris, au contraire, on s’emploie à éteindre l’incendie sans hausser la voix. Dès janvier 1976, les canaux souterrains s’animent, et la Croix-Rouge devient l’intermédiaire obligé d’un dialogue oblique. Le Polisario campe sur son vocabulaire martial: Seguro et Dief seraient «des prisonniers de guerre, non des otages» à rançonner.

Peu à peu, la négociation s’enlise. Le secrétaire d’État René Lenoir reçoit mandat du le président Valéry Giscard d’Estaing pour traiter directement avec les représentants sahraouis à Alger. Les fils secrets de la tractation aboutissent, le 27 octobre 1976, à la libération des deux captifs près de Tindouf. Leur retour en France est immortalisé par les caméras, dans une mise en scène où l’émotion des retrouvailles masque mal la part d’ombre des tractations. (Voir l’archive filmée)

«Une colonne ennemie d’environ quatre-vingts véhicules sous les ordres de Brahim Ghali, secondé par [un commandant surnommé] Eyoub, attaque à l’aube la cité minière de Zouerate»

—  Colonel Mohamed Lemine Ould Taleb Jeddou

Officiellement, le président Valéry Giscard d’Estaing proclame la pureté du geste: aucune contrepartie, seulement une libération à caractère humanitaire. Mais les coulisses révèlent un autre visage. Les miliciens du Polisario avaient glissé deux ultimatums: que la France retire son armée de la base militaire mauritanienne, et qu’elle reconnaisse la RASD. Ces conditions, tues au retour des otages, resurgiront bientôt dans les communiqués du Front. Les opérations d’enlèvements se multiplieront, dévoilant ce qui n’était pas une parenthèse, mais un bras de fer crapuleux ouvert avec Paris.

Affaire des six jeunes étudiants capturés et exécutés par le Polisario en 1976

Le 1er janvier 1976, six jeunes– cinq Français (Jean Guyot, 19 ans; sa sœur Béatrice, 18 ans; Colette Blanchot; Nadine Pascon, 21 ans; son frère Gilles, 19 ans) et un Marocain, Fouad El Haïz– prennent la route à bord d’un minibus Volkswagen pour un voyage touristique dans le sud du Maroc. Les Pascon, enfants du grand sociologue français devenu marocain, possèdent la double nationalité. Le véhicule disparaît entre Tarfaya et Laâyoune, sur un territoire sous contrôle marocain. La preuve, brutale, que les miliciens brassaient large.

Deux jours plus tard, depuis Alger, la direction du Polisario reconnaît la prise d’otages et se retranche derrière une justification fragile: les six jeunes seraient morts par inadvertance, dans une embuscade tendue par les combattants sahraouis à l’armée marocaine, victimes de tirs croisés en somme. Manière commode de se dégager de toute responsabilité. En France, l’émotion est immédiate, la stupeur immense. Très vite, on exige des preuves: sont-ils réellement morts? Les familles, elles, refusent d’y croire.

Le contexte rend la tragédie plus lourde encore: au même moment, deux enseignants français, Pierre Seguro et Jean-Paul Dief, sont encore détenus à Tindouf. Paris lit dans ce nouvel enlèvement sanglant une tentative de pression supplémentaire. L’État français réclame des comptes, interpelle Alger, demande à savoir, exige au moins les corps.

Les semaines passent, et la tension monte. René Lenoir, secrétaire d’État français, engage les pourparlers pour sauver les deux enseignants encore prisonniers. Mais il faut attendre le 14 février 1976 pour qu’Alger confirme, à demi-mot, la version du Polisario, se faisant complice et caution. Ce mot lapidaire anéantit les derniers espoirs: les six jeunes ne reviendront pas. Dans les faits, l’affaire se clôt brutalement. Aucun survivant n’est retrouvé, et jamais les dépouilles n’ont été restituées aux familles.

Prise d’otages de Zouerate: dix civils français en 1977

Le 1er mai 1977, à l’aube, une colonne de quatre-vingts véhicules, commandée par Brahim Ghali, pénètre en Mauritanie et se rue sur la cité minière de Zouerate, fief de la Société nationale industrielle et minière (SNIM). Là vivent et travaillent plusieurs coopérants français.

Ghali, alors «ministre de la Défense» du Polisario, dirige personnellement l’opération. Le colonel mauritanien Mohamed Lemine Ould Taleb Jeddou, témoin direct, a consigné cette attaque dans son livre «La guerre sans histoire» (2014): «Une colonne ennemie d’environ quatre-vingts véhicules sous les ordres de Brahim Ghali, secondé par [un commandant surnommé] Eyoub, attaque à l’aube la cité minière de Zouerate.» (Extrait)

Un autre témoignage, celui du journaliste Baba Fall, ajoute: «Les troupes ennemies commandées par Brahim Ghali […] ont pris en otage six Français.» (Extrait)

L’assaut est méthodiquement organisé. Une première colonne prend la ville, une seconde détruit un avion et des véhicules, avant de foncer vers le «Ranch», le quartier général des coopérants. Là, huit Français sont enlevés: un instituteur (Ballaude), une secrétaire (Foulon), des techniciens et des ingénieurs de la mine et du chemin de fer. Le docteur Fichet et son épouse, qui tentent de fuir, sont abattus sans pitié, tout comme le chef de la sécurité mauritanien de la SNIM. Les otages et les dépouilles sont conduits vers les camps de Tindouf. En octobre, un représentant du Polisario ose déclarer à la presse qu’«une partie des Français de Zouerate sont des agents des services secrets français et des mercenaires», une affirmation jugée aussitôt «grotesque» par le Quai d’Orsay.

La France ouvre des négociations. Giscard délègue Claude Chayet auprès de Boumediene. Mais le Polisario exige de rendre publiques les discussions et une reconnaissance implicite de son «État». Giscard refuse, rompt le contact, et prépare en secret la riposte: l’Opération Lamantin. En parallèle, les chefs de partis François Mitterrand et Georges Marchais ouvrent un canal officieux, tandis que l’armée française reçoit l’ordre de se tenir prête. (Lire la chronique de Karim Serraj sur le sujet)

Fin octobre, un commando sahraoui récidive non loin de Zouerate. Deux techniciens français, Raymond Bâcle et Claude Miguet, ainsi que vingt-quatre ouvriers mauritaniens, sont capturés. Les deux Français rejoignent à Tindouf leurs compatriotes prisonniers depuis mai. La tension atteint son paroxysme.

Le 12 décembre 1977, la foudre s’abat. Giscard déclenche l’Opération Lamantin: une campagne aérienne de représailles, menée par des Jaguar appuyés par des Breguet Atlantic. Les pertes sont lourdes dans les rangs du Polisario: plus de 50, selon le Polisario; près de 300, affirme l’armée française. Le 17 décembre, sous la pression, le Polisario annonce la libération des huit otages, acte effectif le 23 décembre, veille de Noël. Dans un communiqué cynique, il affirme agir «pour des considérations humanitaires», tout en précisant avec un culot inouï qu’«aucune instruction n’a été donnée [aux combattants] d’éviter d’autres captures de civils qui se trouveraient dans les zones de guerre», rapporte alors El País.

Les ex-otages, lors de leur conférence de presse, déclarent avoir été détenus «en territoire algérien», contredisant la fiction du Polisario selon laquelle ils auraient été retenus en «zone libérée du Sahara». Déplacés sans cesse dans le désert, ils auront connu huit mois de captivité pour les premiers, deux pour les derniers. Paris, durant toute l’affaire, n’a cessé d’exiger d’Alger qu’elle «use de son influence auprès du Polisario». Boumediene, tout en affichant publiquement son soutien aux miliciens, finira par céder dans l’ombre, afin d’éviter une escalade militaire frontale avec la France.

L’empreinte de Brahim Ghali

Dès 1977, Brahim Ghali s’impose comme une figure centrale du Polisario: un chef de guerre qui ne recule pas devant l’usage de la terreur, ciblant des civils pour en faire des monnaies d’échange. Cette stratégie de la terreur n’est pas un dérapage, mais un choix. Ghali se distingue alors comme l’un de ceux qui théorisent et appliquent la prise d’otages comme outil diplomatique.

Son ascension au sein de l’appareil du Polisario est fulgurante, après de longues années passées à la tête de la Défense, à savoir des milices sanguinolentes: ambassadeur de la RASD à Alger, chef de la sécurité militaire, puis, en 2016, secrétaire général du front et président autoproclamé de la RASD– fonctions qu’il occupe encore en 2025. Ainsi, l’homme qui, quarante ans plus tôt, envoyait ses colonnes de pick-up mitrailler et capturer des coopérants étrangers, se retrouve aujourd’hui à la table des négociations internationales, sous l’aile protectrice d’Alger.

La cruauté de Ghali se lit aussi dans d’autres épisodes. Le 2 janvier 1976, à Bou Craa, deux bombes explosent près du convoyeur à phosphate. Un Espagnol, Raimundo Peñalver, est tué; trois autres ouvriers sont grièvement blessés. Parmi eux, Francisco Jiménez, qui en ressort aveugle et sourd. Il vivra trente ans avec ces séquelles jusqu’à sa mort en 2006. Sa fille, Lucía Jiménez, présidente de l’Association canarienne des victimes du terrorisme (ACAVITE), consacre sa vie à rappeler cette tragédie et à dénoncer le terrorisme du Polisario qui a fait 300 victimes de nationalité espagnole. Ces premiers attentats à la bombe, selon l’association des victimes du terrorisme, avaient été ordonnés par Brahim Ghali lui-même, alors qu’il dirigeait les milices armées du Polisario. (Lire le témoignage de Lucia Jimenez)

L’empreinte de Ghali marque l’histoire de sang du Sahara et se prolonge jusqu’à aujourd’hui. L’homme qui fit tirer sur des civils, qui utilisa la terreur comme levier politique, préside toujours aux destinées du Polisario, qui ne survit que grâce à ses parrains algériens. Sa trajectoire illustre la continuité d’une violence non assumée, d’une histoire de terreur et de prises d’otages, maquillée en combat révolutionnaire.

Par Karim Serraj
Le 07/09/2025 à 11h00