Le cabas légalisé ou quand Tebboune labellise la contrebande

Au centre, le président algérien Abdelmadjid Tebboune. (W.Belfkih/Le360).

Au centre, le président algérien Abdelmadjid Tebboune. (W.Belfkih/Le360).

En Algérie, le régime de Abdelmadjid Tebboune franchit un nouveau cap dans l’absurde économique: légaliser la contrebande en érigeant le commerce de valise en pilier stratégique. Un décret signé fin juin entérine l’émergence d’une nouvelle figure sauvage, l’auto-importateur, au cœur d’un capitalisme informel soutenu par l’État. Retour sur une politique qui fait de la débrouille un modèle économique et du populisme une doctrine.

Le 02/07/2025 à 08h00

D’un coup de décret, la république algérienne démocratique et populaire invente une nouvelle espèce économique. L’auto-importateur. Ni commerçant, ni entrepreneur, ni trafiquant, un peu des trois. Surtout du dernier. Car en Algérie 2025, la contrebande devient un métier reconnu.

Oubliez les industries, les plans d’émergence, la souveraineté ou les chaînes de valeur. Place au commerce du cabas, désormais institutionnalisé. Grâce à l’annonce faite par le président algérien Abdelmadjid Tebboune le 18 mai dernier et dont le décret exécutif a été signé le 28 juin 2025 par le premier ministre Nadir Larbaoui, le régime algérien légalise, encourage et encadre désormais officiellement la vente de produits introduits de manière informelle, voire illégalement, par des particuliers lors de leurs déplacements à l’étranger. Ce que le commun des mortels appelle depuis des décennies la contrebande est érigé en secteur économique en Algérie. Le trabendou est mort, vive l’auto-importateur!

Ce brave citoyen, armé de son sac de sport, pourra importer jusqu’à 24.000 euros de marchandises par mois, à raison de deux voyages de 12.000 euros chacun, et les revendre, sans registre de commerce, sans local, sans certification, et sans se faire traiter de contrebandier, puisqu’il sera désormais labellisé par l’État.

Porté par le chef de l’État himself, le génie algérien va plus loin. Non seulement ces «micro-importateurs» ne paieront que 5% de droits de douane sur les marchandises introduites, contre jusqu’à 60% pour les importateurs officiels, mais ils n’auront besoin ni d’autorisation d’importation, ni de contrat, ni de dépôt de garantie, ni même de formation. Le diplôme du cabas est universel.

Les conditions? Être majeur, résider en Algérie, ne pas avoir d’emploi salarié, disposer d’un compte en devises à la BEA (Banque extérieure d’Algérie) et, cerise sur le gâteau, acheter ses devises sur le marché noir pour les injecter dans le circuit formel. Vous avez bien lu. L’État algérien organise désormais le blanchiment de devises informelles.

Jamais sans mon Ferrero Rocher

En Algérie, le cabas est depuis toujours un sport national, une économie parallèle, une diplomatie officieuse à lui tout seul. On y entasse tout: fromages qui suintent, jus multicolores, jeans turcs, baskets (vraies ou contrefaites), shampoings miracles, produits de soin et bien sûr, les inévitables Ferrero Rocher, friandises dorées devenues objet de culte pour une population en quête de douceurs interdites ou introuvables. Sans oublier les produits de beauté et autres maquillages, une exclusivité cabas. Sans ce trafic, aucun salon de coiffure pour femmes en Algérie ne pourrait tourner. Le cabas traverse les frontières, les douanes et parfois même les saisons. Il est le symptôme éclatant d’un système où l’importation affective a remplacé l’importation officielle, où les valises sont plus efficaces que les ministères. À défaut de libre-échange, le peuple a inventé le troc globalisé, version sac à roulettes. Dorénavant, l’État censé le combattre y apporte son cachet et sa signature.

Pendant que les entrepreneurs traditionnels croulent sous les impôts, les contraintes douanières et les contrôles sanitaires, les nouveaux pionniers de l’économie parallèle, eux, paradent. Ils peuvent vendre des cosmétiques sans traçabilité, des vêtements contrefaits, des smartphones sans garantie, le tout sans se soucier de la sécurité des consommateurs. Et surtout, sans devoir expliquer quoi que ce soit à personne.

La fiction devient réalité, le marché informel devient l’économie nationale, et la débrouille devient doctrine d’État. Même les trafiquants de drogue doivent être jaloux de tant d’audace institutionnelle. «Pourquoi créer une chaîne de distribution, implanter une usine, ou ouvrir un magasin, quand des dizaines de milliers de micro-importateurs vous concurrencent avec des produits non déclarés, non taxés et non traçables?», s’interroge le journaliste et opposant algérien Abdou Semmar dans une vidéo dédiée.

Le message est clair pour les investisseurs locaux et internationaux. Ils sont les dindons d’une farce réglementaire monumentale. Les marques comme Zara, Kiabi ou Samsung peuvent remballer leurs ambitions et marchandises s’agissant de l’Algérie, le marché est déjà saturé par des valises.

Un jackpot légal

À défaut de créer de vrais emplois, le président algérien semble avoir trouvé une solution miracle: acheter la paix sociale à coups de populisme économique. Après l’échec de l’allocation chômage mort-née, voici l’eldorado du commerce sans structure, sans obligation, sans contrôle. Les douaniers? Ce n’est pas avec deux agents et un chien renifleur qu’on va traquer les lots de crèmes blanchissantes au plomb ou les biscuits LU périmés.

Et que dire de l’impact sur le dinar? En poussant les Algériens à acheter des devises au marché noir pour importer leurs marchandises, l’État contribue à faire exploser le taux de change parallèle, rendant la vie encore plus difficile aux citoyens ordinaires qui ont besoin de devises pour se soigner ou étudier à l’étranger. Le dinar est déjà en chute libre. Il en faut désormais 265 pour un seul euro. Un record absolu.

La mesure se veut d’ailleurs un moyen de fuir un autre scandale, celui de la promesse présidentielle, encore une, non tenue, d’augmenter la dotation touristique dont «bénéficient» les Algériens. En décembre 2024, Abdelmadjid Tebboune annonçait 750 euros par an pour les adultes, 300 pour les mineurs. Contre entre 10.000 et 30.000 euros par an au Maroc. Une annonce perçue comme un tournant après 28 ans d’humiliation collective à devoir contourner une allocation annuelle dérisoire de 100 dollars.

Les Algériens y ont cru. Un instant. Certains ont même envisagé de se marier et de fonder une famille. Et pour cause, avec la mesure de Tebboune, les Algériens allaient marcher par dizaines de millions vers les postes-frontières avec la Tunisie, les traverser pour tamponner leur passeport et regagner le jour même ou le lendemain leur pays. Ils allaient acheter 750 euros à 114.253 dinars et les revendre au Square d’Alger (nom du haut lieu de change parallèle) à 198.750 dinars. En une journée, ils gagnaient 84.487 dinars. La magie du système financier et monétaire algérien veut qu’il existe un double régime de change: l’un factice, fixé par la Banque d’Algérie, et l’autre réel, déterminé par le marché noir. Au taux officiel, 1 euro s’échange contre 150 dinars. Au marché noir, 1 euro vaut 265 dinars. Dans un pays où coexistent deux régimes de change, la revalorisation de la dotation touristique aurait offert un arbitrage juteux à chaque citoyen: acheter à prix d’État, revendre au prix du marché noir. Un jackpot légal.

Quand on sait que le Salaire national minimum garanti (SNMG) en Algérie est de 20.000 dinars, le tour de passe-passe grâce à la mesure de Tebboune allait permettre de gagner, en passant d’un bureau de change au Square, l’équivalent de plus de quatre mois de salaire minimum. Et c’est le Trésor public qui allait supporter le coût de la reconversion des précieuses devises en dinars algériens sur le marché parallèle. Mais depuis l’annonce tebbounienne, plus rien. La mesure a été reléguée aux oubliettes bureaucratiques. Car cette promesse, si elle avait été tenue, aurait ouvert une faille béante. Ce tour de passe-passe présidentiel, lancé sans calcul, s’est fracassé contre le mur de l’improvisation. À l’arrivée, les guichets prévus pour la dotation, installés dans les ports et aéroports, sont restés désespérément vides.

Silly-Land

Avec la nouvelle trouvaille de Tebboune, l’Algérie vient donc de réussir un exploit: transformer la fraude en politique, l’économie informelle en pilier stratégique, et la débrouille en business model. Cette fois, la mesure est passée pour aboutir à une sorte de capitalisme low cost, sans capital, sans structure et sans avenir. Après tout, il serait dommage de ne pas achever le naufrage en beauté.

Avec la légalisation de la contrebande, le ridicule atteint des sommets et les moindres constituantes d’un État digne de ce nom disparaissent les unes après les autres. Pendant ce temps, le régime et ses relais se félicitent. Les dépêches d’autocongratulation pleuvent depuis le site de l’agence d’information officielle APS à l’approche du 5 juillet, jour de célébration de la fête de l’indépendance algérienne. Une en particulier brille tant par le nombre de superlatifs associés à Ammi Tebboune, au gouvernail d’une Algérie à la dérive depuis 6 ans, que par le creux abyssal du bilan proprement dit. «Depuis son investiture à la magistrature suprême en décembre 2019, le président Abdelmadjid Tebboune a engagé l’Algérie dans une mue profonde, à la hauteur des espérances d’un peuple longtemps en quête de renouveau», lit-on d’emblée. Une fois de plus, l’Algérie officielle parle de grandeur, alors que le pays est pris dans une nasse inextricable.

Le fin mot de l’histoire, c’est un certain Soufiane Djilali, président de Jil Jadid, un parti politique qui se voulait jusqu’ici soutien critique du régime. Sans doute autorisé à le faire par un clan de l’armée qui n’en revient pas des écarts d’un chef de l’État devenu fou, il est désormais l’une des très rares voix à confronter la présidence. «Après les élections cabas, l’économie cabas, viendra le tour des institutions cabas, le dinar ne tardera pas à s’effondrer. Nous sommes à Silly-Land aujourd’hui», a-t-il affirmé.

La métaphore «désigne un État où l’absurde le dispute à l’incohérence, où les décisions ne sont plus lues à travers le prisme de l’intérêt général mais comme les signes d’un pouvoir déconnecté, en roue libre», commente Le Matin d’Algérie. Dans un pays où l’expression est ligotée, le ton critique tant de l’homme politique que du quotidien à l’égard de Tebboune trahit la grande colère de puissantes factions du pouvoir algérien qui voient désormais en Tebboune un danger, non seulement pour le pays, mais aussi pour le Système qui a, un jour, commis l’irréparable: placer un fou furieux à la tête du pays.

Par Tarik Qattab
Le 02/07/2025 à 08h00