Les besoins du marché européen en tomate fraîche sont largement connus. Bien que l’Union européenne soit un gros producteur, elle n’est pas autosuffisante, et importe davantage de tomates qu’elle n’en exporte, surtout hors saison– et a fortiori dans les pays du Nord du continent. La hausse constante de la demande intérieure et l’augmentation des prix entraînent une dépendance croissante des consommateurs européens vis-à-vis des pays tiers. La Turquie, troisième producteur mondial derrière la Chine et l’Inde, est le deuxième pays exportateur vers les 27, derrière le Maroc.
Ce qui est moins familier pour les Européens, c’est l’évolution de la production extracommunautaire, une croissance régulière des parts de marché d’Ankara, puis la soudaine accélération des ventes de tomates turques. À tel point que le marché européen a connu pour la première fois en 2023, une double inflexion: le recul des importations marocaines et la percée spectaculaire des ventes turques. Les chiffres d’Eurostat sont éloquents: il y a dix ans, sur 445.478 tonnes de tomates importées en Europe, 341.102 tonnes venaient du Maroc et seulement 40.576 tonnes de Turquie. En 2023, 248.761 tonnes étaient importées de Turquie– contre 187.103 l’année précédente. Tandis que sur la même période, la part marocaine diminuait, passant de 557.165 à 491.908 tonnes.
Or, la tomate turque est le concentré des trois grands irritants de l’agriculture européenne face aux pays tiers. Le premier, le moins-disant phytosanitaire: l’usage de certaines molécules interdites en Europe– Chlorpyrifos et Indoxacarbe– reste autorisé en Turquie, tandis qu’un insecticide– le Formétanate– est approuvé au niveau européen mais régulièrement signalé sur les tomates turques à des niveaux supérieurs aux limites maximales de résidus fixées par Bruxelles. Le risque accru sur les tomates turques a déjà amené certains États membres à renforcer les contrôles à l’import.
Le deuxième, des coûts de production et normes sociales au rabais, qui procurent un avantage compétitif séduisant pour les marchés de proximité: en Roumanie et Bulgarie, plus de 60% des tomates importées proviennent de Turquie. La compétitivité de la tomate turque est telle que l’Ukraine– qui avait conclu un accord de libre-échange avec Ankara– supprimant les droits de douane sur la quasi-totalité des produits échangés– a imposé cet été des droits antidumping sur les importations de tomates fraîches au motif que les prix perturbaient le marché ukrainien et menaçaient la rentabilité des producteurs domestiques!
Le troisième, un calendrier de production permettant d’alimenter à moindre coût l’Europe du Nord les mois d’hiver. En Allemagne, les importations en provenance de Turquie ont triplé, passant de 5.000 tonnes en 2018 à près de 16.000 tonnes en 2022.
«Les négociations sont ouvertes, et on suivra le sort réservé aux marchés agricoles dans celles-ci. Particulièrement celui de la tomate d’Antalya, qui a décidément tout pour devenir la prochaine tête de Turc des agriculteurs européens.»
— Florence Kuntz
Surtout, la tomate turque est plus qu’un fruit. Elle pourrait même devenir rapidement le marqueur politique de la relation entre Bruxelles et Ankara. Rappelons la situation actuelle: si la Turquie n’est pas membre de l’UE, elle jouit d’un statut particulier– à la fois pays tiers et État candidat– et bénéficie d’une union douanière depuis 1995, incluant des accords préférentiels pour certains produits agricoles. Ceux-ci visent, notamment, le concentré de tomates (deux tranches semestrielles de 15 000 tonnes); pas la tomate fraîche.
Si le processus d’adhésion à l’Union européenne avait été gelé par les États membres, en 2019, eu égard aux entorses répétées d’Ankara aux «critères de Copenhague», le contexte géopolitique nouveau– menace russe et inconstance américaine– amène les Européens à reconsidérer leur jugement sur un partenaire clé, au regard de sa géographie, de son appartenance à l’OTAN et de sa puissance militaire. Ca tombe bien! Ankara plaide, de son côté, la renégociation de l’union douanière UE-Turquie, au nom de sa «modernisation» et un réexamen de ses accords avec l’UE, notamment en ce qui concerne les préférences agricoles. Dans une déclaration conjointe de juillet 2025, le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, et la commissaire européenne en charge de l’élargissement, Marta Kós, relayent le plaidoyer turc et «réaffirment leur engagement à œuvrer pour une meilleure mise en œuvre de l’union douanière et faciliter sa modernisation». Jusqu’où?
Les négociations sont ouvertes, et on suivra le sort réservé aux marchés agricoles dans celles-ci. Particulièrement celui de la tomate d’Antalya, qui a décidément tout pour devenir la prochaine tête de Turc des agriculteurs européens.





