Voilà que c'est fait! L'Algérie a fini par couper le gaz au Maroc. Le 1er novembre 2021, les vannes du Gazoduc Maghreb-Europe (GME) ont été fermées, condamnant le méga-tube de 1300 kilomètres à devenir une installation fantôme.
Cette infrastructure qui incarnait (au début des années 1990) l'espoir de la construction de l'Union du Maghreb Arabe, a acheminé, pendant ses 25 ans de service, des centaines de milliards de mètres cubes de gaz depuis Hassi R’mal, en Algérie, jusqu’à Cordoue, en Espagne. Un flux sur lequel le Maroc prélevait un droit de passage qui servait –avec les approvisionnements via le même gazoduc– à faire tourner les turbines de deux centrales électriques aujourd'hui au chômage technique: Tahaddart et Aïn Beni Mathar.
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D'ailleurs, cette rupture de contrat, le pouvoir algérien cherche à la présenter comme une sanction contre le Maroc, avec lequel il y a de l'eau dans le gaz, depuis à présent plus d'un demi-siècle. En fermant le gazoduc, les chibanis galonnés ont survendu l'idée que c’était là une mesure de rétorsion contre «les provocations» marocaines, alors qu’il s’agit, dans les faits, d’une décision rendue inévitable, à la fois à cause de la raréfaction des gisements de gaz et à cause de l’explosion de la consommation intérieure en Algérie.
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Le gaz naturel a certes été la deuxième source de production d'électricité au Maroc, en 2020, mais sa part dépasse à peine les 11%. De quoi rassurer quant à «l'impact limité» de cette décision, comme le répètent les responsables du Royaume, la main sur le cœur. Ils omettent toutefois d'admettre leur incapacité à anticiper cette décision qui semblait pourtant inéluctable, au regard du dilemme énergétique auquel est confronté le pays voisin, depuis quelques années déjà.
Electricité ou Devises?C'est un secret de polichinelle, l'Algérie est en passe de perdre son statut de pays exportateur d'hydrocarbures et de facto la manne en devises sur laquelle repose toute l'économie du pays. Ses exportations de gaz naturel connaissent depuis plusieurs années une chute phénoménale, au point que la consommation du marché interne «représentera bientôt le double des quantités dédiées aux exportations», comme le révèle une enquête du site d’information indépendant Algérie Part.
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Selon les chiffres dévoilés, la consommation intérieure de gaz naturel en Algérie a frôlé les 45 millions de Tonnes équivalent pétrole (TEP), en 2020, alors que les exportations n'ont pas dépassé les 26 millions de TEP. Pourtant les champs gaziers tournent à plein régime. «Tout ce que nous pouvons produire est à peu près 137 milliards m3, dont 40 milliards sont autoconsommés au niveau des champs, du GNL, des stations de pompage et de compression» , a expliqué l'ancien ministre de l'Energie, Abdelamajid Attar, lors d’une rencontre, organisée le 13 novembre 2021 à Alger, avec la Confédération algérienne du patronat citoyen (CAPC). Et là encore, il s’agit d’un potentiel de production, visiblement devenue inatteignable.
En effet, les volumes du gaz naturel consommés par les Algériens ont atteint des niveaux tellement affolants que les autorités du pays cherchent par tous les moyens à limiter les dégâts. Au dernier Conseil des ministres, tenu le 21 novembre 2021, Abdelmadjid Tebboune a pris une décision qui sentait la panique. Il a ordonné à toutes les communes du pays d’utiliser l'énergie solaire dans l'éclairage public. Quand on sait que 98% de l’électricité en Algérie est produite à partir de gaz naturel, on comprend très bien que la décision épidermique de Tebboune visait à épargner une denrée, devenue rare, sous le couvert d’une transition, qui a le vent en poupe, aux énergies renouvelables.
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C'est que rationaliser la consommation intérieure du gaz est devenu une question vitale pour l’Algérie, où l'électricité est produite à partir de ce combustible si précieux pour la balance commerciale et son budget. Une situation qui n’a pas échappé à la vigilance des responsables marocains qui la voyaient venir à grands pas, et qui prétendaient même l’anticiper dès le premier plan gazier, lequel remonte à près de deux décennies.
Aux origines du plan gazier marocainEn 2003 déjà, sous le gouvernement Driss Jettou, le ministre Mohamed Boutaleb nourrissait de grandes ambitions pour le gaz naturel comme source énergétique. A cette époque les travaux d'extension du GME étaient en cours pour porter sa capacité de transit de 8,5 à 12,5 milliards de mètres cubes. Le Maroc tablait ainsi sur une redevance qui passerait annuellement à 800 millions de mètres cubes, soit en augmentation de 33%.
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Le ministre parlait à l'époque de la construction de bretelles du GME qui allaient alimenter des villes comme Oujda, Nador, Fès, Meknès, ainsi que l’axe Kénitra-Jorf Lasfar et même arriver jusqu'à Agadir. Le dispositif devait être complété par l’achat de quantités additionnelles de gaz naturel d'Algérie (en utilisant le GME) mais aussi l’importation de gaz naturel liquéfié (GNL), par voie maritime, et donc la construction de terminaux de GNL.
C'est que le Royaume s'était déjà lancé dans la construction de centrales à cycle combiné. Celle de Tahadart, alors en construction, devait consommer quelque 540 millions de mètres cubes, tandis le projet de la centrale de Ain Beni Mathar commençait déjà à pointer à l'horizon.
Dépendance d'approvisionnementCes deux centrales se retrouvent aujourd'hui à l'arrêt, faute de flux intrants. Une situation déjà vécue un mois seulement après l'entrée en service de ces usines à électricité (respectivement en 2005 et 2010) suite à une insuffisance en approvisionnement. Et pour cause, le gazoduc a été, comme c'est toujours le cas aujourd'hui, l'unique source d'approvisionnement du Royaume. Pourtant, depuis toujours, opérateurs et responsables étaient conscients de l'importance de réduire cette dépendance au gaz algérien.
La réponse à cette problématique a toujours consisté en la construction de terminaux de gaz naturel liquéfié (GNL). Celui tant attendu dans le plan Boutaleb n'a jamais vu le jour, mais en 2010, le projet est devenu encore plus prometteur quand une convention a été signée entre le consortium SNI-Akwa ainsi que l'ONEE et la Samir. Un investissement de 10 milliards de dirhams est alors annoncé pour la réalisation de cette infrastructure portuaire à Jorf Lasfar avec les capacités de stockage et les installations de regazéification et de distribution qui vont avec.
Le projet est néanmoins tombé aux oubliettes pour des raisons que l'on comprendra quelques années plus tard. «Le taux de rentabilité du projet marocain est exceptionnellement modeste à cause des coûts d'investissement élevés et des longues distances pour rejoindre les centrales électriques», estimaient, en 2013 déjà, une étude réalisée par le Fonds de conseil en infrastructure publique-privée, épaulé par la Banque Mondiale.
Projets onéreuxCela n'a pas empêché le ministre Abdelkader Amara de ressusciter ce projet quelque mois plus tard, tout en lui donnant une envergure encore plus stratosphérique. A la dernière année de son mandat au département de l'Energie, précisément en décembre 2015, il a annoncé un nouveau plan baptisé «Gas to Power».
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Evalué à 4,6 milliards de dollars, celui-ci comprend la construction d'une jetée maritime à Jorf Lasfar, un terminal de regazéification du GNL incluant les bacs de stockage et des cavités souterraines, un gazoduc de transport relié au GME, ainsi que les bretelles de raccordement à deux nouvelles centrales à cycles combinés fonctionnant au gaz naturel, d’une puissance totale d’environ 2400 MW. Le ministre avait même effectué une tournée dans les pays du Golfe pour identifier les fournisseurs potentiels du Royaume et un appel à manifestation d'intérêt a été lancé par l'ONE. «Le processus s'est arrêté net à cette phase», nous explique un ancien du département de l'Energie.
Sous le mandat d'Abdelaziz Rebbah, le projet est resté dans l'expectative. «Plusieurs facteurs sont à rappeler pour comprendre les hésitations sur ce dossier: une nomination tardive du gouvernement, le limogeage du patron de l'ONEE, l'entrée en service des premières centrales solaires, le potentiel prometteur de découvertes de gisements gaziers, l'annonce du méga-projet du gazoduc Maroc-Nigéria…», nous explique un ancien du département.
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En gros, le locataire du portefeuille de l'Energie est resté dans le flou et le plan hérité de son prédécesseur a été compromis. «L'ONEE nous a signifié qu'il n'avait plus besoin des deux centrales fonctionnant au gaz, prévues par Gas to Power à Jorf Lasfar. Du coup, c'est tout le projet qui est donc tombé à l'eau», nous confie un proche de Rebbah. C'est que ni l'ONEE, ni le ministre ne voulait croire à une fermeture du gazoduc. Plusieurs opérateurs économiques ont pourtant alerté à plusieurs reprises sur le scénario de novembre 2021. En vain. Même quand la sonnette d'alarme est tirée, en 2018, par les médias qui évoquaient la non-reconduction du contrat GME, Abdelaziz Rebbah estimait qu'il ne s'agissait «d'allégations infondées».
Nouvelle feuille de routeCe n'est qu'en 2021, que Rebbah a fini par changer définitivement de cap. Une nouvelle feuille de route, portant une vision jusqu'en 2050, est alors rendue publique à quelques semaines de la fin de mandat du ministre PJD.
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Elle remet sur le tapis le projet de loi 94-17 relatif au secteur aval du gaz naturel que le responsable gouvernemental n'a pas su faire aboutir dans le circuit législatif. Elle lance aussi le concept de Gas To Industry, sans pour autant donner une évaluation des besoins des industriels en manque d'énergies propres.
La feuille de route de Rebbah ne parle plus de terminal GNL, mais plutôt d'unités flottantes. En mars 2021, il a d'ailleurs lancé un appel à manifestation d'intérêt pour explorer la construction de ces usines en haute mer, soit à Jorf Lasfar, à Kénitra, Mohammedia, voire même à Nador West Med.
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C'est ce même marché que la nouvelle locatrice du département de la Transition énergétique a réactivé au lendemain de sa prise de fonction. Moins d'une semaine après s'être installée sur son fauteuil, Leila Benali a prolongé cet appel d'offres tout en invitant les soumissionnaires à tenir compte de l'ajout d'un site supplémentaire, au nord du Royaume.
Solution dans le pipe«En plus des quatre sites en option, il est désormais question d'une unité flottante au large de Tanger, de manière à relier cette infrastructure au tronçon maritime du Gazoduc», nous confie une source proche du dossier. Cela permettra d'utiliser le gazoduc pour alimenter les deux centrales situées près de Tanger et de Figuig, sans avoir à investir dans de nouveaux raccordements.
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Cela suppose néanmoins une réadaptation du gazoduc de manière à inverser le flux de gaz. «Il faut compter pour ce processus une centaine de millions de dirhams d'investissement. Mais cela reste nécessaire, car non seulement il permettra d'optimiser la future unité flottante mais ouvre aussi la possibilité d'importation de gaz à partir de l’Espagne», argumente notre source.
Ce dispositif devrait néanmoins prendre des années avant sa mise en place. Une période durant laquelle les deux stations seront condamnés à rester à l'arrêt avec tout ce que cela implique comme manque à gagner, mais aussi comme dédommagements aux exploitants.
Ni l'Office national d'électricité, ni l'Office national des hydrocarbures et des mines n'ont souhaité révéler les obligations contractuelles du Royaume envers les sociétés exploitant ces centrales: Endesa et Siemens pour Tahaddart, ainsi que Abengoa pour Ain Beni Mathar. Pourtant il s'agit des deux organismes marocains signataires des contrats d'approvisionnement en gaz avec la Sonatrach algérienne. Leur responsabilité est plus que flagrante dans cette situation de dépendance au GME, surtout lorsqu'on observe l'évolution de la redevance en nature prélevée sur le gazoduc ainsi que les approvisionnements directs de l'ONE qui laissaient présager un arrêt des exportations algériennes.
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Le Royaume n'a plus actuellement d'autres choix que d'activer une solution d'urgence pour relancer la production d'électricité via le gaz naturel. «C'est une source d'énergie propre qui devient déterminante pour les exportations marocaines car elle évite de subir la taxe carbone que l'Union européenne devrait commencer à imposer dès 2023», nous explique un professionnel.
L'installation d'infrastructures de stockage de GNL dans les principales zones industrielles du pays est d'ailleurs à l’étude, de manière à permettre d'alimenter les sites de production. Mais tout cela reste tributaire de la mise en place d'une infrastructure d’importations, restée pendant presque deux décennies au stade de projet. Une erreur, un gâchis que l'on risque de payer cher, surtout si l’on tient compte du fait que la décision des autorités algériennes de couper le gaz était… inéluctable.