Sa désignation en tant que nouveau directeur général d’Autoroutes du Maroc aura été une surprise parmi les nominations décidées au Conseil des ministres, le 1er juin dernier, de nouveaux responsables à la tête de certains établissements publics stratégiques. Mohammed Cherkaoui Eddeqaqi était jusque-là inconnu au bataillon des dirigeants marocains appelés à occuper de hautes fonctions. Car jusqu’à cette date, son «truc» à lui, c’était l’aménagement des stations balnéaires, avec le succès tout relatif que l’on connaît à ces projets censés porter le tourisme de loisirs dans le pays.
À l’actif de Mohammed Cherkaoui Eddeqaqi, la station de Saïdia, qui a toujours du mal à décoller et qui reste tributaire d’une handicapante saisonnalité et du retour estival des Marocains résidant à l’étranger. Après avoir été directeur du pôle opérations à MedZ, filiale aménagement du groupe Caisse de dépôt et de gestion (2012-2013), il a en effet été le directeur général délégué de la Société de développement de Saïdia (2013-2014). Il a également exercé en tant que directeur général délégué à New Marina Casablanca (2014-2015) et directeur général délégué en charge du pôle Project management à Madaëf, autre filiale du groupe CDG, entre 2015 et 2020.
Là où il aura marqué son record personnel de longévité et de réussite professionnelle, c’est à la tête de la Société d’aménagement et de promotion de la station de Taghazout, dont il a été cette fois-ci le directeur général, de 2020 au 1er juin 2024. Et c’est là où le bât blesse. Et pour cause, en dehors de la très institutionnelle CDG, qui contrôle 45% de ses actions, Taghazout Bay compte parmi ses principaux actionnaires… le groupe Akwa. Comptez 25% des parts, à égalité avec le fonds d’investissement Ithmar Capital, les 5% restants revenant à la SMIT (Société marocaine d’ingénierie touristique).
Le hic, et c’est peu dire, est que c’est ce même groupe Akwa, propriété du chef du gouvernement Aziz Akhannouch, s’accapare, via sa filiale Afriquia, la vraie poule aux œufs d’or de toute autoroute: les stations-service. Faut-il craindre un conflit d’intérêts à l’aune des nombreux projets autoroutiers en cours ou à venir au Maroc? Le géant de la distribution de carburants au Maroc étant, de facto, l’ex-employeur de l’actuel patron d’ADM, la question est légitime à plus d’un titre.
Un responsable, quel qu’il soit, peut-il du jour au lendemain oublier d’où il vient et les faveurs dont il a pu bénéficier de la part de son ancien employeur, à qui il doit d’ailleurs une partie de sa carrière, et ne pas envisager, d’une manière ou d’une autre, un renvoi d’ascenseur ou une forme de loyauté? Rien n’est moins sûr. Ceci, d’autant que la nomination même de Mohammed Cherkaoui Eddeqaqi à la tête d’ADM a été décidée, comme le précise le communiqué du cabinet royal, «sur proposition du Chef du gouvernement».
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Le fait est que, la toile autoroutière se développant et ouvrant grand la voie à un commerce aussi lucratif que convoité, les enjeux sont énormes. Les risques aussi. Les gares de péages ne sont pas les seules à voir leurs caisses se renflouer d’année en année, avec une moyenne quotidienne de 200.000 véhicules qui empruntent nos autoroutes. Pour la seule année 2023, ADM a enregistré une évolution de 6% de la circulation autoroutière et de 6,6% des transactions de péage. Le chiffre d’affaires consolidé s’est quant à lui élevé à 4,7 milliards de dirhams en 2023, en progression, tenez-vous bien, de 17% par rapport à 2022.
Il y a aussi les aires de repos, les pauses étant nécessaires sur un réseau long de 1.800 km, le plus important en Afrique après l’Afrique du Sud. Au nombre de 60, selon ADM, celle-ci sont appelées à progresser davantage, en nombre comme en taille.
Un business «Plug & Play»
Si aucune norme ne spécifie une distance minimale à respecter entre deux aires de repos, celles-ci «sont espacées en moyenne d’environ 50 kilomètres, soit moins de 30 minutes en vitesse de croisière», explique ADM, à qui revient la charge d’en déterminer les emplacements… que s’arrachent les distributeurs de carburants.
Le modèle économique obéit à la règle du «Plug & Play»: ADM se charge de l’acquisition des terrains et éventuellement de leur expropriation, ainsi que de leur viabilisation (terrassement, voirie, parkings, accès, éclairage public, raccordement au réseau électrique et d’eau potable…), avant de les mettre à la disposition du futur exploitant.
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Pour ce dernier, un package minimal suffit, composé d’une station-service, d’un restaurant et de blocs sanitaires. Encore heureux. La société exploitante peut néanmoins se permettre de voir plus grand en ouvrant des commerces, des aires de jeu, voire un hôtel. Quant à la durée du contrat de concession, elle est établie en règle générale à une vingtaine d’années renouvelable.
L’ensemble est fixé dans le cadre d’un appel d’offres où tout se joue sur l’offre financière, les dossiers techniques étant souvent quasi identiques. Le marché est ainsi accordé au mieux-disant, soit la société qui versera la redevance la plus avantageuse pour ADM, et les délais d’exécution sont de 9 mois une fois l’appel d’offres tranché. «Nous ne sommes donc jamais à l’abri ni d’un délit d’initié ni d’un préalable», avertit ce dirigeant au sein d’une chaîne internationale de distribution de carburants installée au Maroc.
Un gâteau pour trois
La société exploitante verse en effet une redevance annuelle à ADM, calculée sur la base d’un forfait, majoré d’un intéressement sur le chiffre d’affaires. Ledit chiffre d’affaires est d’ailleurs plus que confortable, vu les marges stratosphériques pratiquées dans les aires de repos sur les produits hors-carburants. Ainsi, dans les rayons des commerces de ces stations, gérées en direct par les exploitants, les produits sont en général 40% plus chers que les prix habituels. Une tarification que les gérants justifient par les coûts de transport, par le volume des ventes forcément inférieur à celui d’un supermarché, mais aussi par l’obligation de rester ouvert 24h sur 24 et les frais liés à la redevance versée à ADM.
Le secteur étant fortement capitalistique, seuls les grands acteurs y ont droit de cité. Au Maroc, nommons principalement Vivo Energy (via la marque Shell), Total et… Afriquia. Les trois s’adjugent quelque 80% du marché, dont une bonne moitié revient à la filiale du groupe Akwa, «au nom d’une règle non écrite de préférence nationale». «Il suffit d’ailleurs de voir les emplacements des stations-service les plus stratégiques sur les axes rentables pour s’en rendre compte. Pour chaque aire de repos Vivo Energy ou Total, il y a juste en face une station Afriquia», notre notre interlocuteur.
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Sur les trois principaux axes autoroutiers actuels (Casablanca-Rabat, Casablanca-Settat et Rabat-Kénitra), seuls les trois premiers groupes pétroliers sont présents. Il faudra aller au sud de Settat pour retrouver d’autres enseignes, comme Winxo ou Petrom. «Au caractère onéreux d’une telle installation s’ajoute le fait qu’il est presque impossible de s’imposer devant les géants du secteur, dont la rentabilité repose sur le caractère massif des installations sur l’ensemble du réseau. Nous ne faisons simplement pas le poids», explique ce cadre d’un pétrolier «de taille moyenne» ayant requis l’anonymat.
La tendance n’est pas près de changer, sachant que le développement du secteur se conjugue toujours au futur, et que l’activité, saisonnière (30% du CA est réalisé en été), est appelée à devenir plus régulière. À titre indicatif, le plan d’investissement d’ADM devrait atteindre plus de 8 milliards de dirhams pour les trois prochaines années, comme le précise le rapport sur les entreprises et établissements publics (EEP) annexé à la loi de finances 2024. En cours, notamment, l’autoroute Tit Mellil-Berrechid et la continentale Rabat-Casablanca. Les projets d’autoroute Marrakech-Béni Mellal et l’autoroute Berrechid-Had Soualem sont à l’étude, de même que de nombreux autres programmes, à la faveur des grands rendez-vous que s’apprête à accueillir le Maroc, notamment de nature sportive (la Coupe d’Afrique des nations 2025 et surtout le Mondial 2030).
Autant dire que tous les regards seront tournés vers les performances du nouveau directeur général d’ADM, autant que vers la transparence des opérations de la société publique. Il y a peu, cette dernière a été justement placée sous la loupe d’une mission temporaire exploratoire initiée par la Chambre des représentants. Celle-ci devait remettre son rapport en mai dernier. Tout est de savoir s’il est toujours d’actualité au vu des nombreux tracas auxquels ADM doit faire face (dette abyssale, retards observés dans la construction de tronçons routiers, services offerts par la société, conditions de travail de ses salariés sur les chantiers…). Une chose est sûre: ADM se passerait bien d’un surplus d’ennuis, qui seraient cette fois-ci liés à sa gouvernance. Et son jeune DG ne le sait que trop.