Alors que le livre blanc de la CGEM, intitulé Vers une croissance économique soutenable, responsable et durable, se veut une feuille de route qui permettrait de libérer les énergies productives de la nation, de créer de nouvelles opportunités et d’initier concrètement la dynamique souhaitée par le nouveau modèle de développement (NMD), l’économiste Yasser Tamsamani juge que plusieurs propositions sont non justifiées et risquent d’être contre-productives. Si le gouvernement s'aventurait à les mettre en place, cela risquerait de déstabiliser, d’après l’économiste, l’ordre social et économique.
Globalement, que pensez-vous du livre blanc de la CGEM?
Le livre blanc de la CGEM est un concentré de propositions de réformes élaborées par les différentes composantes du patronat, et qui sont destinées à l'Etat. A ce titre, il y a deux remarques à faire.
La première concerne la posture du patronat marocain. Ce dernier se présente comme étant un «demandeur auprès de l’Etat». Et pour que sa requête soit crédible et recevable, le bon sens veut qu’elle soit accompagnée de preuves (empiriques et logiques) et des évaluations des retombées des mesures proposées ou du moins des engagements chiffrés au-delà de bonnes intentions annoncées.
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Prenons l’exemple de la baisse de l’IS que prône la CGEM. Le patronat soutient que «l’allégement de la pression fiscale incitera l'informel à se formaliser». En même temps, il n'apporte pas de preuves, ni logiques ni empiriques, qui vont dans ce sens. En réalité, la pression fiscale et l’IS n’ont cessé de baisser ces dernières années alors que l’informel s’inscrit sur une tendance haussière selon la dernière note du HCP.
La deuxième remarque d’ordre général est relative au fait que «la feuille de route» du patronat contient très peu de mesures et de démarches qui impliquent les entreprises entre elles et les poussent à travailler ensemble pour résoudre les problèmes qui sont les siens, sans que cela passe par un affaiblissement soit de l’Etat (en réclamant davantage de niches fiscales, de baisses d’impôts, de réductions des charges et de cotisations, etc.), soit du pouvoir de négociation des salariés (avec la flexibilité du travail, le financement fiscal de la couverture sociale et sa personnalisation, le développement de l’entreprise individuelle, etc.).
Quelles sont les propositions phares qui vous ont le plus marqué?
Tout d’abord, il faut signaler que la CGEM a inclus dans son livre blanc plusieurs propositions salutaires, qu’on ne peut qu’applaudir, notamment celles concernant, entre autres, l’usage de la commande publique pour le développement d’un tissu industriel national de PME et TPME, la décentralisation de la production des ENR (énergies renouvelables), et le remplacement du système des autorisations par des cahiers de charge.
En revanche, il y a des mesures qui sont non justifiées voire, contre-productives, telle que l’introduction de la flexibilité du travail au niveau des dispositions du Code du travail.
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D’abord, il est bon de rappeler que le marché du travail marocain est de fait flexible. Avec plus de la moitié des salariés qui ne sont pas déclarés à la CNSS, et parmi ceux déclarés, une bonne partie ne sont pas déclarés à plein temps et à un salaire qui respecte au moins le SMIG, l’amélioration de la compétitivité-coût, attendue de la flexibilité, n’a pas eu lieu.
La balance commerciale est restée déficitaire d’une année à une autre. En fait, nous avons démontré dans un travail sur les données historiques des entreprises manufacturières marocaines que la compétitivité est tributaire de la productivité, qui, à son tour, comme le démontre plusieurs travaux anciens et récents à l’échelle internationale, dépend positivement du niveau des salaires, de la qualité du travail et du degré de protection des employés. Au lieu de la renforcer, la flexibilité du travail contribuerait plutôt à accentuer à terme la faible compétitivité du tissu productif national.
Ensuite, cette proposition est «dangereuse» et porteuse de plusieurs risques pour l’ordre social et économique en place.
D'abord, une flexibilité qui détériore la qualité du travail se traduirait par une faible productivité des salariés concernés qui légitimerait des rémunérations faibles. Ainsi, un cercle vicieux s’installerait entre productivité et salaires faibles et le phénomène des «travailleurs pauvres», s’élargirait et durerait.
Ensuite, une relation forte et stable entre salariés et employeurs est le meilleur pare-chocs que les pays européens ont découvert pour amortir l’effet des crises de 2008 et du Covid-19. Détériorer cette relation consiste à priver le pays de l’un des leviers contra-cycliques les plus efficaces.
La CGEM appelle à nouveau à alléger la pression fiscale. Que pensez-vous des mesures proposées en ce sens?
Au Maroc, la pression fiscale est plus faible qu'ailleurs. Elle est autour de 20% en pourcentage du PIB, au moment où elle est de 30% en moyenne dans les pays de l'OCDE. Le problème est celui de la répartition de la charge de la fiscalité.
Entre 2009 et 2020, la pression fiscale a baissé d’environ 2 points de pourcentage au Maroc. Cependant, ce recul n’a pas eu d’effet ni sur l’investissement, ni sur l'absorption de l'informel, ni sur l’attractivité des IDE. Les arguments développés par la CGEM ne se vérifient donc pas sur le terrain.
A mon avis, la «bonne» réforme fiscale n’est pas celle qui consiste à baisser les impôts et élargir l’assiette, comme c’est répandu et comme le patronat soutient, mais celle qui équilibre la répartition de la charge des impôts et augmente la progressivité…
Le crédit d’impôt R&D, une carotte fiscale nécessaire?
Il aurait été bon qu’au même titre que la CGEM est allée s’inspirer des mesures introduites ailleurs, de voir également le débat que ces mesures ont suscité et les évaluations auxquelles elles ont donné lieu.
Par exemple, en France, plusieurs évaluations du système du crédit d’impôt R&D ont été réalisées. Il en ressort que le dispositif n'avait aucun effet sur l'évolution des brevets des entreprises qui en bénéficient, alors que l'objet premier de ce dispositif est de booster l'innovation au sein des entreprises. De plus, l’effet de levier qui a été postulé au moment de son introduction est absent: 1 euro de crédit d'impôt au bénéfice d'une entreprise ne génère pas plus d’1 euro de ses dépenses en R&D.
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Ensuite, ce dispositif pose un sérieux problème d’application: à partir de quel seuil le crédit d’impôt s’appliquera, sachant que pour certaines d’entreprises, la R&D est indispensable et que sa survie en dépend? Car l’effet incitatif ne peut éventuellement jouer qu’au-delà d’un certain seuil, en-deça de ce seuil l’entreprise est amenée à faire de la R&D avec ou sans le crédit d’impôt. Or, ce seuil n’est pas observable!
Si ce crédit d’impôt représente bien un manque à gagner pour l'Etat, le patronat rassure en proposant de le compenser par la baisse du budget consacré aux universités, déjà insuffisant dans les institutions à accès libre. Et ces dernières peuvent combler ceci par des partenariats avec les entreprises qui seront intéressées à financer des recherches ciblées.
Je crois qu'avec ce crédit d’impôt R&D, la boucle est bouclée. En forçant le trait et allant jusqu’au bout des propositions de la CGEM, le patronat sera alors le donneur d’ordre au sein de l’université, il le sera au niveau de l’entreprise quand la classe ouvrière sera affaiblie et désolidarisée avec ce qui est proposé, il le sera également pour déterminer le niveau de production et de l’emploi à l’échelle nationale suite à l’affaiblissement de l’Etat et la réduction de son poids dans l’économie auxquels aboutiraient les propositions une fois mises bout-à-bout.
Ce schéma rappelle le travail de Michal Kalecki, l’un des premiers pionniers de l’économie du développement, sur les «aspects politiques du plein emploi», dans lequel la sous-production et le chômage sont expliqués par la concentration des pouvoirs entre les mains des milieux d’affaires qui leur permet de maintenir la pression sur les salaires et de faire basculer les rapports de force en leur faveur. Pour sortir de cette impasse, Kalecki propose une «réforme cruciale» plutôt consensuelle de recherche de compromis entre les antagonistes orchestrée par un Etat social et planificateur.