L’IA «encore embryonnaire» dans les services publics, selon l’expert Marouane Harmach

Illustration représentant l'intelligence artificielle.

Le Maroc a fait de l’intelligence artificielle un pilier stratégique de sa transformation numérique. Santé, fiscalité, agriculture, sécurité ou encore éducation, les champs d’application se multiplient, soutenus par une volonté politique affirmée et des partenariats internationaux ambitieux. Mais si les initiatives se renforcent, leur déploiement reste encore limité par des défis structurels.

Le 17/09/2025 à 14h12

Le Maroc s’engage résolument dans la voie de l’intégration de l’intelligence artificielle (IA) au service de ses politiques publiques. Une démarche ambitieuse qui traduit une volonté claire: placer les technologies émergentes au cœur de la modernisation de l’État et de la transformation des services destinés aux citoyens.

Santé, éducation, fiscalité, agriculture, sécurité… Les champs d’application sont nombreux. Mais si les projets se multiplient, leur déploiement reste encore limité, freinés par des obstacles structurels.

Une volonté politique affirmée

L’IA est identifiée comme un levier central de la feuille de route Maroc numérique 2030, inscrite dans la stratégie nationale de digitalisation. Le département chargé de la Transition numérique et de la Réforme de l’administration a déjà franchi un pas important en préparant un projet de loi sur la numérisation.

Celui-ci, élaboré en concertation avec d’autres institutions nationales, notamment la Commission nationale de contrôle de la protection des données à caractère personnel (CNDP), la Direction générale de la sécurité des systèmes d’information (DGSSI) et l’Agence de développement du digital (ADD), encadrera l’intégration de l’IA dans les processus administratifs.

L’objectif est clair: instaurer une gouvernance technologique éthique et responsable. Le texte insistera notamment sur la transparence des algorithmes, le droit à l’explication et à la contestation des décisions automatisées, ainsi que la non-discrimination dans l’utilisation des systèmes d’IA.

Une stratégie qui s’appuie sur les partenariats

Pour accélérer son développement, le Maroc multiplie les alliances avec des acteurs mondiaux. Les partenariats déjà signés avec Huawei, IBM ou Google témoignent d’une ouverture internationale tournée vers le transfert de savoir-faire et la formation de jeunes talents.

Deux conventions majeures viennent d’être conclues à Rabat. Le 11 septembre 2025, avec la CNDP, pour créer un cadre national de l’IA responsable et développer une plateforme basée sur un modèle de langage large (LLM) prenant en compte la culture, la langue et le cadre juridique marocains.

Le 12 septembre 2025, avec Mistral AI, leader européen, pour renforcer la formation, soutenir l’émergence de startups et promouvoir une IA souveraine, éthique et inclusive.

Ces partenariats s’ajoutent à d’autres initiatives structurantes, comme la création des instituts Al-Jazari dans différentes régions, visant à former les jeunes aux compétences numériques et à initier une génération capable d’innover localement.

Des applications concrètes, mais encore embryonnaires

Pour l’expert Marouane Harmach, interrogé par Le360, «l’IA dans le secteur public marocain reste au stade expérimental. Il y a des annonces, des tests, mais pas encore de déploiement à grande échelle ni de maturité opérationnelle».

Néanmoins, quelques usages existent ou sont en cours concernant plusieurs domaines. Il en est ainsi de la Direction générale des impôts (DGI) qui utilise un chatbot pour accompagner les usagers et déploie l’IA dans la détection des fraudes.

Dans le domaine de la sécurité et de la mobilité, des systèmes de reconnaissance automatique des plaques d’immatriculation (ANPR) et les projets de vidéosurveillance intelligente sont en cours de déploiement à Rabat et Agadir.

La Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) entreprend, de son côté, une transformation numérique qui positionne l’exploitation des données et l’IA au cœur de sa stratégie. Ce qui devra être appliqué, entre autres, à la lutte anti-fraude.

Sachant que la caisse a mis en place un service dédié à l’analyse et aux outils de lutte anti-fraude et modernise ses infrastructures (projets menés avec des partenaires technologiques) pour renforcer la détection des fraudes aux prestations sociales.

L’IA devra aussi être appliquée à la gestion publique pour renforcer l’analyse de données croisées (impôts, CNSS, registre du commerce) qui permet de détecter les bénéficiaires indus de subventions. Ces initiatives, bien que prometteuses, restent encore limitées par manque d’infrastructures et de puissance de calcul, selon notre interlocuteur

Des secteurs pionniers

L’IA s’implante également progressivement dans plusieurs domaines stratégiques, tel la santé, notamment dans l’imagerie médicale, la télémédecine, l’éducation avec des plateformes numériques adaptatives qui personnalisent l’apprentissage des élèves.

De même, des villes intelligentes comme Benguérir, Casablanca et Marrakech expérimentent des solutions d’IA pour l’éclairage public, la gestion des flux de circulation, la collecte des déchets ou la sécurité urbaine. Dans l’agriculture, des drones, capteurs et images satellites permettent un pilotage intelligent de l’irrigation et une surveillance fine des cultures.

Des obstacles structurels

Malgré cette dynamique, plusieurs freins ralentissent l’essor de l’IA publique au Maroc. Pour Marouane Harmach, deux principaux défis persistent. Le premier est le manque de souveraineté numérique en l’absence de datacenters massifs capables d’héberger et de traiter les données localement.

Le deuxième est la digitalisation incomplète du pays: bien que des progrès aient été réalisés, la transition numérique des administrations reste inégale. «Même en Europe, le débat sur l’IA souveraine est loin d’être tranché», rappelle l’expert.

La protection des données: un atout

En revanche, le Maroc peut s’appuyer sur un cadre juridique jugé solide. La CNDP joue un rôle central dans la régulation et la protection des données personnelles. «Sur ce plan, nous sommes au même niveau que de nombreux pays développés», estime Harmach.

Le Royaume dispose d’atouts considérables: une stratégie nationale claire, une volonté politique affirmée et une mobilisation croissante des acteurs publics et privés. La clé résidera dans la capacité à mobiliser plus de moyens financiers et humains, à accélérer la mise en place des infrastructures, à renforcer la gouvernance pour suivre les projets, note Marouane Harmach.

«Les défis sont là mais les opportunités aussi», conclut-il. «Si les moyens suivent la vision, le Maroc pourra s’imposer comme une référence régionale et africaine en intelligence artificielle d’ici 2030».

Par Lahcen Oudoud
Le 17/09/2025 à 14h12