Loin de la politique, il y a l’anthropologie et l’histoire pour dire la diversité des liens qui s’imbriquent, à différentes échelles, des deux côtés des frontières coloniales.
Les Zaouias du Touat offrent encore en ce sens de précieux témoignages, après avoir joué au sein de ces chapelets d’oasis et de ksour nichés au cœur du désert, un rôle fondamental dans la vie sociale et culturelle, comme un peu partout ailleurs dans la région, offrant l’asile au voyageur sans lui demander salaire, prenant soin des malades et des nécessiteux, servant d’arbitres en cas de litiges ou d’abri inviolable aux fugitifs et aux rebelles, tout en assurant la mission indispensable de diffusion des savoirs et d’éveil des consciences.
Dans son ouvrage Quatre siècles d’histoire marocaine, A.G.P. Martin a mentionné sur plusieurs pages les visites régulières, par groupes ou individualités, effectuées par les Chorfa Alaouites, empruntant une route ancestrale, du Tafilalet au Touat où certains d’entre eux s’établirent dans des ksour dont ils sont considérés comme les fondateurs et où ils constituèrent des groupes prédominants par leur stature religieuse.
C’est le cas de Moulay Ali (fils de Moulay Ezzine) qui vivait au Tafilalet, commerçait avec Tombouctou avant de s’unir, en un récit nimbé de légendes, avec la fille du cheikh du ksar de Taourirt dans la région de Reggane, décrit anciennement comme étant cerné d’une enceinte crénelée flanquée de tours carrées à l’extrême sud du Touat.
De cette union est né, vers 1689, un fils nommé Abd-Allah qui allait jouir d’une renommée notable.
Parcourant comme son père ces espaces ouverts qui s’étendent du Tafilalet au Touat, en une continuité géographique, historique et politique certaine, là même où les Almoravides avaient fondé au milieu des pistes, dès le XIe siècle, un groupement de ksour appelé Tabelbala, il s’établit à son tour au Ksar Bou-Ali (dont on apprend dans Documents pour servir à l’étude du Nord-Ouest Africain, publié en 1893, qu’il était habité alors par des Chorfa et leurs serviteurs).
Après avoir planté des jardins et des vergers, Moulay Abd-Allah se rendit plus à l’ouest, à l’oasis d’Entehet où il fonda Zaouiat Reggani dont l’influence dépassa, grâce à son aura spirituel, son périmètre immédiat pour attirer des cortèges de visiteurs.
On doit à son fils Moulay Abbès la fondation d’une bibliothèque à Bouda victime, en août 2021, d’un terrible incendie qui a détruit l’ensemble des anciens manuscrits d’une valeur inestimable, chiffrés à plus d’un millier, embrassant des domaines aussi variés que la jurisprudence, la littérature, la médecine ou l’Histoire…
Cet incendie vient d’ailleurs nous en rappeler un autre, similaire par l’ampleur de son désastre et par son atteinte calamiteuse à ce patrimoine, ravageant en 2023 les centaines de livres de la bibliothèque d’In Saleh, appartenant à la famille Ibrahim du Ksar al-Mrabtin. Lesquels Mrabtin ne sont autres que les descendants de Sidi Mbarek al-Anbri, originaire du Tafilalet, disciple de Sidi Mhammed ben Nacer Daraï à Tamegrout, installé au Touat où il périt de la peste en 1679…
Dans cette évocation des empreintes filaliennes au Touat, il est impensable de ne pas mentionner la fameuse Zaouia Bakriya fondée à Tamentit par le cheikh Sid Al-Bakri (m. 1721) afin de fournir un ensemble de services sociaux et culturels dans la lignée de son père Abd-al-Karim, surnommé «'Alem Touat».
De par ses origines, il est rattaché à la lignée de l’ancêtre éponyme, Moulay al-Bakri, troisième fils (avec Larbi et al-Abed) de Moulay Ali (ben Abd-Allah ben Ali ben Taher Hassani…).
Réputé pour son mysticisme, celui-ci avait fondé la Zaouïa al-Bakriya, dite aussi al-Fouqaniya, près du sanctuaire de son grand-père, Moulay Abd-Allah, à Qalaât Taourirt, à environ 6 km au sud d’Errachidia.
Les ramifications de cette Zaouïa ne tardèrent pas à s’étendre dans l’oasis du Touat où l’une des cinq principales zaouïas de Tamentit est appelée «Zaouiat Sidi al-Bakri».
De par leur vocation de brillants lettrés et de par leurs relations privilégiées avec les Oulémas de Fès, de Tlemcen et autres cités policées, les Oulad Sidi al-Bakri ont non seulement enseigné durant des générations successives, mais ils ont produit de nombreux ouvrages et ont tenu à l’honneur d’accroître leurs richesses littéraires par l’acquisition de nouveaux livres, constituant une précieuse bibliothèque décrite comme «l’une des plus importantes khizāna du Touat».
Par ailleurs, ils sont présentés par al-Tamanṭīṭī dans son Al-qawl al-basīṭ, d’après la contribution d’Élise Voguet «comme jouissant d’une très grande considération auprès du sultan et étant exemptés d’impôts».
On les retrouve, à ce titre, occupant des fonctions d’importance dont celles de cadis de la jamaâ et autres postes relevant de l’autorité judiciaire de référence…
Un bref rappel, mais toujours nécessaire en ces temps de cloisonnements non seulement géographiques mais surtout mentaux pour inviter à élargir la vision, aujourd’hui avec quelques zaouias du Tafilalet, comme cela aurait pu être envisageable avec la grande influence de la Maison d’Ouezzan ou «Dar Demana» dont le Touat était le fief religieux en des réminiscences toujours vivaces dans les chants spirituels que ne peuvent saisir dans l’intégralité de leur sens que les seuls initiés…