Appelés renégats du point de vue chrétien, autant dire traîtres et apostats, ils sont nommés Aleuj par les musulmans. Un terme appliqué initialement par les Arabes à ceux qui ne parlaient pas leur langue, qu’il s’agisse de Turcs ou de Persans, avant de désigner spécifiquement des personnes d’ancienne confession chrétienne converties à l’islam.
Au Maroc, depuis le règne des Almoravides jusqu’au règne des Alaouites, les Aleuj furent employés, grâce à leurs qualifications, dans tous les domaines liés à l’armée.
Souvent des captifs pris en mer ou rescapés des batailles, ils pouvaient être aussi des mercenaires ou des aventuriers, des chevaliers rebelles, des déserteurs des places fortes et sans doute de sincères convertis, positionnés parfois aux plus hautes charges de l’armée.
Sous les Almoravides, ils étaient recrutés majoritairement en Espagne et au Portugal. Puis, leurs nationalités se diversifièrent sous les Saâdiens, entre Anglais, Français, Ibères…
Nous les trouvons ainsi dans la guerre de course, dans la construction navale, comme gardes rapprochées des sultans et même comme conseillers d’Ahmed al-Mansour et grands généraux, participant à la conquête du Soudan et jouant un rôle politique de premier plan durant la crise de succession et les guerres fratricides entre les trois prétendants.
Zidane était ainsi riche de l’appui des hauts gradés qui passèrent dans son camp, de la stature d’Abd-Allah Gutierre, d’Ahmed Corito ou de Soumayman Cordobés...
Durant le règne alaouite, l’armée noire précipita le déclin des Aleuj dans l’appareil d’État, mais ils continuèrent, comme durant les règnes précédents, à édifier cités et fortifications.
C’est ainsi que Meknès, grandiose capitale du sultan Moulay Ismaïl, aurait été bâtie par plus de vingt mille captifs chrétiens. Aujourd’hui encore, la majestueuse porte de la cité, donnant accès sur la ville impériale, porte le nom de son architecte: Bab Mansour al-Eulj.
Par ailleurs, au 18ème siècle, les travaux de construction d’Essaouira furent pris en charge par l’architecte français Théodore Cornet, puis relayés par l’architecte d’origine anglaise, converti à l’islam, Ahmed al-Eulj dont le nom est inscrit sur le fronton de la Porte de la marine.
Encore aujourd’hui, il existe à Essaouira un quartier des Aleuj, ancien lieu de résidence des convertis à l’islam qui participèrent à l’édification de la cité. Tout comme les Aleuj avaient contribué à la construction de Tétouan.
Léon l’Africain en dénombrait trois mille, chargés des travaux des fortifications lors de son passage dans la ville à laquelle ils donnèrent un gouverneur au 16ème siècle, de même qu’à Chefchaouen après la défaite des maîtres de la ville, les Beni Rachid idrissides par le Saâdien Abd-Allah al-Ghalib.
Les Aleuj jouèrent par ailleurs un grand rôle dans la guerre de course et servirent d’auxiliaires aux Andalous chassés d’Espagne, notamment à Tétouan ou à Rabat, avec des personnalités légendaires, tel Mourad Laâlej, d’origine hollandaise, de son nom de baptême Jan Janszoon van Haarlem, tout d’abord basé à Alger puis à Salé, et que les chevauchées en mer menèrent jusqu’aux côtes d’Irlande et d’Islande.
Au rang de toutes ces personnalités marquantes, figure Aboul-Hassan Ali fils de Reverter, dit pour cela en langue arabe Ali ibn Ruburtayri. Son père Reverter fils de Guislabert II, vicomte de Barcelone, avait été capturé par l’armée d’Ali ben Youssef ben Tachfine lors d’une razzia près de Lérida, alors que d’autres versions soutiennent qu’il avait rejoint les rangs almoravides de son propre chef.
Basé dans la capitale de l’empire, Marrakech, il ne tarda pas à s’imposer au sein de l’armée, d’abord sous le règne d’Ali ben Youssef qui avait employé avec sollicitude des captifs chrétiens.
Youssef Ben Tachfine lui-même s’était entouré de cavaliers et d’archers venus de Catalogne et d’Occitanie, pour certains des volontaires avides d’aventure et de richesses.
Sous le règne de son fils Ali, des chefs de tribus et non moins proches parents -dont les gouverneurs de Grenade, de Fès et de Cordoue- ayant refusé de reconnaître son autorité, Ali opta, une fois son pouvoir affermi, pour les milices chrétiennes afin d’éloigner les dangers des conspirations au sein de son propre clan.
Le chevalier catalan Reverter de La Guàrdia devint ainsi chef des mercenaires chrétiens qui combattaient suivant la tradition de leur pays, qu’ils soient fantassins ou chevaliers, auxquels s’ajoutaient plusieurs Mozarabes (Espagnols chrétiens vivant en territoire musulman) déportés de force par Ali à cause de la suspicion de collaboration avec les Aragonais.
Peu à peu, les habitants de Marrakech regardaient avec étonnement grossir le quartier chrétien réservé près de la Kasbah avec ses boucheries porcines, ses tavernes, ses auberges, son caravansérail, son cimetière et son église consacrée à une vierge martyre nommée Sainte Eulalie.
De quoi offusquer les Almohades émergents, avec à leur tête leur mahdi proclamé, Mohamed Ben Toumert, donnant du fil à retordre au pouvoir en place jusqu’à sa chute définitive.
Pendant ce temps-là, Reverter (qui avait effectué un voyage à Barcelone de deux ans, de 1133 à 1135, pour confier la régence du vicomté à son neveu Guillaume Ier de Saguàrdia) était de toutes les batailles.
Auprès d’Ali et de son fils et successeur Tachfine, il servait avec son indéfectible loyauté alors que le règne étant à son déclin et que des cousins du clan almoravide passaient dans les rangs ennemis, enrichis du poids de leurs guerriers et des membres influents de leur tribu.
Le général Reverter, artisan de tous les coups hardis, promu par Tachfine, Commandant en chef de toute l’armée, devait trouver la mort en 1144, tué dans la plaine de Senous lors d’un combat décisif contre les troupes d’Abdelmoumen dans le cadre de la bataille d’Oran, avant d’être crucifié par les Almohades à l’issue d’une guerre qu’il avait faite sienne.
Dès cette date, son fils aîné Berenguer quitta le Maroc pour rejoindre la Catalogne où il reprit le titre familial et la possession du vicomté, tandis que le cadet se convertit à l’islam sous le nom d’Ali ibn Ruburtayri pour entrer d’abord au service des Almoravides, avant de rejoindre les Almohades victorieux.
On rapporte d’ailleurs que c’est un corps de cavaliers chrétiens qui avait promis à Abdelmoumen d’ouvrir la porte d’Aghmat pour épargner aux populations toutes les atrocités du long siège de Marrakech.
Des années plus tard, et alors que les Almohades étaient maîtres d’un empire avec pour capitale Marrakech, Ali fut envoyé par le calife almohade à Majorque dans les îles Baléares, siège d’un émirat dissident gouverné par les Sahariens almoravides du clan des Béni Ghaniya.
Mis dans les fers, Ali ibn Ruburtayri réussit à se libérer et à imposer au pouvoir dans l’archipel Mohamed ben Ghaniya qui avait fait allégeance aux Almohades.
Toutefois, les frères rebelles ne l’entendaient pas de cette oreille. Au lieu de poursuivre la résistance dans les îles Canaries, Ali Ghaniya décida de déplacer la lutte en Afrique du Nord où il fit une alliance mémorable avec les bédouins Béni Hilal tout en recevant, à Tripoli, le soutien du général arménien, proche de la famille de Saladin, Bahaâ-Eddine Qaraqosh.
C’est dans ces circonstances et contre ces alliances que le commandant des troupes almohades, Ali, fils du vicomte de Barcelone, allait périr en 1187 près de Gabès…