«Les Oasis (Touat, Gourara, Tidikelt), connues sous le nom général de Touat, groupent quelque trois cents Ksours, le long de la vallée de la Saoura, sur une longueur de 600 Km environ. Il s’agit d’une route naturelle de palmiers qui s’amorce à Figuig et aboutit vers Aïn Salah», précise Mohammed Maâzouzi dans son ouvrage «L’Algérie et les étapes successives de l’amputation du territoire marocain».
Les liens entre le Maroc et l’archipel touatien sont en effet séculaires et multiples, que ce soit sur les plans spirituel, économique, politique, juridique ou administratif, depuis le serment de fidélité au sultan, Commandeur des Croyants dont le nom est prononcé lors du prône du vendredi; l’utilisation d’une monnaie commune comme symbole par excellence d’unité (le dirham, appelé sultanien); la promulgation de dahirs (décrets royaux) nommant par exemple gouverneurs et magistrats, en plus d’autres interactions entre l’État central et les populations…
Dans une note à son gouvernement datée du 4 février 1924, le Résident général de France au Maroc, le Maréchal Hubert Lyautey, spécifiait qu’avant le Protectorat «l’Empire chérifien étendait nettement son influence au sud de l’Algérie, et il coupait celle-ci du Sahara proprement dit: les Oasis sahariennes du Touat, du Gourara et du Tidikelt relevaient depuis plusieurs siècles du Sultan du Maroc.»
Lors des événements décisifs qui nous intéressent ici, l’autorité du Maroc était donc indéniablement établie.
Alors que les Touatiens venaient d’envoyer à Fès, en 1886-87, une députation alarmée par les manœuvres françaises dans la région, Moulay Hassan 1er nommait comme gouverneurs, en mars 1891, le Caïd Lahmid ben Lahcen Delimi au commandement des oasis du Touat et de la vallée de la Saoura réunies puis, en janvier 1892, le Caïd Ba-Hassoun, à la tête des ksours du Timmi.
Deux ans après sa proclamation, soit en 1896, le fils et successeur, Moulay Abdelaziz, désignait à son tour Hajj Ahmed ben Rezzouq al-Boukhari comme Caïd à Timimoun, révoqué très peu de temps après et remplacé à la tête des Sefiane par Mohamed ben Ammour Marrakechi (auparavant caïd à Figuig) et Driss Ben el-Kouri Cherradi (ancien caïd du Tafilalet) à la tête des Ihamed.
Le contexte général est, rappelons-le, celui des visées françaises sur les grandes oasis sahariennes du Touat.
«La France tenait le Sahara par le Nord et par le Sud, écrit Saïd Sayagh, mais elle hésitait toujours à étendre sa conquête au Touat. En réalité, elle allait vers ce but en lui tournant le dos, la crainte de brusquer la question marocaine lui imposant la prudence.»
De son côté, Daniel Eustache rappelle l’intérêt majeur de cette région due à «sa position géographique et ses relations littorales et transsahariennes avec la Méditerranée, l’Algérie et le Sénégal ; en même temps, s’affirmait nettement la volonté de la France d’édifier un «domaine ininterrompu» entre ses deux possessions africaines».
Les appels en ce sens au gouvernement français étaient actifs dès 1880, émanant du parti colonial soutenu par le Comité du Maroc mais rencontrant à la fois l’opposition des puissances européennes et «la détermination du Maroc de faire reconnaître son autorité sur ses territoires».
Un peu plus tard, en juillet 1898, lorsqu’Édouard Laferrière avait quitté le Conseil d’État pour devenir gouverneur général d’Algérie, il n’a pas manqué à son tour d’attirer l’attention sur «la nécessité urgente de mener à bien les projets indéfiniment ajournés d’expansion dans le Sud».
L’objectif de conquête était resté tenace, marqué par la création d’un dispositif de sécurité avancé, avec comme exemples Fort Mac Mahon ou Fort Miribel construits en 1894, ainsi que l’envoi de missions scientifiques et de reconnaissance.
C’est dans ce cadre que se situe la mission organisée sous les auspices du ministère de l’Instruction publique, menée par le géologue et explorateur Georges Flamand, accompagné du goum d’Ouargla fort de 140 méharistes, dirigé par le capitaine Pein et d’un contingent sous les ordres du capitaine Germain formé de Spahis (initialement un corps de cavalerie traditionnel du dey d’Alger, intégré ensuite à l’armée d’Afrique après la conquête française de l’Algérie).
Partie d’Ouargla le 28 novembre 1899, la mission s’est dirigée vers le Sud en direction d’Aïn Salah.
Le militaire français, Alfred Georges Paul Martin, auteur d’ouvrages de référence dont «Quatre siècles d’histoire marocaine», écrit à ce propos : «A tout hasard, les notables et les caïds d’In-Salah, après en avoir délibéré, envoyèrent un méhari à Haci Mongar (puits à 80 kilomètres au N.-E. d’In-Salah), sur la route venant d’Ouargla; l’émissaire était porteur d’une lettre rappelant qu’In-Salah et le Tidikelt étaient domaine chérifien, et invitant toute force française à s’abstenir d’y pénétrer…».
Arrivée le 27 décembre dans le Tidikelt, la mission n’a pas tardé à croiser la résistance des Ksouriens, d’abord à Igosten où le caïd Hajj el-Mehdi ben Bajouda avait rassemblé plusieurs combattants, décimés pour près d’un tiers, leur chef compris, poussant à l’organisation d’une autre levée de combattants.
Le 5 janvier 1900, troisième jour du mois de Ramadan, un autre combat devait se tenir à Deghamcha, tourné également à l’avantage de la mission Flamand-Pein qui avait occupé Ksar el-Kebir, premier des Ksours d’Aïn Salah.
Face à ces graves événements, le gouverneur de Timmi, Driss ben el-Kouri Cherradi adressa une lettre au capitaine chef du poste d’Ouargla dénonçant cette agression soldée par la mort d’un nombre effroyable de personnes, y compris le caïd Hajj el-Mahdi qui avait reçu l’investiture du sultan.
En même temps, il envoyait à Fès son neveu, le caïd Jilali ben Rahmoun, afin de porter au souverain la nouvelle de la prise d’Aïn Salah.
La réponse de Moulay Abdelaziz au Caïd Cherradi n’a pas tardé, datée de la fin du mois de Ramadan de l’année 1317 de l’hégire (soit le 31 janvier 1900).
On y lit notamment que le sultan avait donné ordre à son représentant à Tanger, Hajj Mohammed Torrès, de demander au représentant de la France de faire cesser ces actes.
Une autre missive royale arriva à Timmi, un mois et demi plus tard, adressée aux caïds des tribus Ihamed du Touat, à leurs cadis, à leurs chorfa, à leurs merabtines et à tous leurs notables.
Disponible dans l’ouvrage d’AGP Martin, on peut y relever ce petit extrait: «( …) est parvenu à Notre Connaissance chérifienne ce qui s’est passé à Ain-Salah, l’arrivée de certains de la Province algérienne, leur intrusion violente au milieu des habitants, leur agression opérée au mépris de l’état de paix, des traités et des conventions qui lient les deux gouvernements, sans considération pour ce qui a été tracé d’un commun accord dans les règlements portant délimitation des frontières, sans justification possible même par une excuse de flux et de reflux, puisque les gens de la localité leur avaient notifié être de la sujétion de Notre Personne élevée par Dieu, et faire partie de Notre empire fortuné (…) »
La même lettre informe de l’ordre donné au gouverneur Idris ben el-Kouri de faire le nécessaire et des instructions semblables faites à Ben Amor el-Marrakechi et aux tribus Sefiane pour agir tous d’un commun accord.
Datée du 15 mars, la missive devait cependant arriver deux jours avant le combat honorable mené par Caïd Cherradi à Aïn Ghar, soldé par son arrestation et par la confiscation de toute sa correspondance.
Si le pacha en question finit par être libéré, le coup de force contre Aïn Salah, avec ses profondes répercussions, n’en marquait pas moins le prélude à l’occupation de toute la région du Sud-Est du Royaume...