En avril 2021, Olivier Dubois, correspondant au Mali pour le magazine Le Point et le quotidien Libération, est kidnappé à Gao par le GISM, affilié à Al-Qaïda. Son livre-témoignage «Prisonnier du désert. 711 jours aux mains d’Al-Qaïda» (éd. Michel Lafon, janvier 2025), plonge le lecteur dans l’expérience intime de la captivité tout en offrant une analyse lucide et quasi documentaire «de l’intérieur» des gangs djihadistes: l’idéologie islamiste, le «business des rançons», la violence…
Dès les premières lignes, Olivier Dubois installe une tension palpable: «Le véhicule file dans la nuit. Dans ma tête, les images des derniers événements, brouillés par les visages de mon fils, de Gigi, de Déborah, s’entremêlent. Les reverrai-je? (...) Je suis devenu un otage.» Ce basculement brutal marque l’entrée dans une expérience extrême. Pendant deux longues – non, d’interminables années! – le journaliste sera transféré d’un camp à un autre dans l’immensité sahélienne, au gré des stratégies de ses ravisseurs qaidistes appartenant à la Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin. Sa captivité se déroule en pleine opération Barkhane menée par la France et d’autres pays alliés. Le désert constitue l’arrière-plan obsédant du récit. Dubois résume cette angoisse paradoxale: «Le désert, c’est immense, à la fois très beau et terrible. Parce qu’il y a des portes de sortie partout, et en même temps aucune échappatoire. Le désert est lui-même la prison.»

Cette «prison des sables» devient un lieu presque irréel, évoquant chez l’auteur des comparaisons troublantes: «La nuit où je suis arrivé, ça m’a fait penser à Guantánamo. Les prisonniers avançaient au ralenti, enchaînés au cou, aux poignets, à la taille. J’entendais des cliquetis de chaînes, je voyais des ombres déambuler au ralenti et je me demandais vraiment où j’étais.» Les déplacements fréquents répondent à la menace constante des drones militaires: ce danger, omniprésent, fige les prisonniers dans une attente angoissée ou provoque des départs précipités. Dubois avoue même avoir fini par redouter ces drones, de peur qu’une intervention militaire ne se transforme en exécution sommaire des otages.
Entre monotonie, survie précaire et espoirs de rançon
La vie quotidienne en détention oscillait entre une monotone répétitivité et des pics de tension. L’ex-otage décrit des journées entières passées prostré sous un arbre ou blotti entre des rochers lorsque l’alerte aux drones était donnée. Les conditions matérielles étaient frustes. L’eau potable est livrée parcimonieusement: «Un grand bidon d’eau toutes les deux semaines» (un bog d’environ mille litres), complété par une chèvre ou un mouton «une à deux fois par mois». Cette viande fraîche doit être rapidement séchée par les terroristes sous un soleil implacable pour durer. Les autres prisonniers avec lui, dépourvus même d’une tente, s’entassent sous «une bâche tendue sur quatre piquets». Beaucoup de ces prisonniers maliens étaient des opposants, des otages locaux servant de monnaie d’échange ou de renseignements, traités avec une dureté infiniment plus grande que les otages occidentaux. Tous les autres – contrebandiers, combattants touaregs prisonniers, paysans suspectés de trahison – végétaient sous un soleil de plomb sans même une tente pour abri.
Les ravisseurs disposent de caches de carburant disséminées un peu partout dans le désert, de sorte qu’en cas de pénurie soudaine lors d’un trajet, il leur suffit de déterrer un bidon préalablement enterré à un emplacement connu d’eux. L’auteur dresse le portrait d’un microcosme djihadiste bigarré, composé en majorité de jeunes hommes d’origine locale (Peuls, Touaregs ou Algéro-Maliens de deuxième génération). Nombre de ses geôliers étaient de simples bergers ou chameliers dans le civil et qu’être selon lui «djihadiste, ce n’est pas un métier à plein temps». En effet, entre deux périodes de garde d’otages ou de combat, ces hommes retournaient s’occuper du troupeau familial, la cause djihadiste venant s’inscrire dans une continuité de vie pastorale traditionnelle plus qu’en rupture avec elle. L’auteur cherche à comprendre comment ils gagnent leur vie: il découvre qu’ils ne perçoivent pas toujours un salaire régulier, mais que «tous leurs besoins sont assurés» par l’organisation, et que leur solde est versée en fonction des tâches accomplies, soigneusement notées par l’émir local. Par exemple: «Abdallah, de telle markaz (unité), quinze jours (de garde)». Surveiller des otages représente pour ces jeunes recrues une opportunité financière et statutaire non négligeable, car une rançon à venir signifie récompense et prestige. Olivier Dubois se souvient ainsi qu’à l’occasion d’une visite auprès d’un cadre du groupe, ses gardiens s’enquéraient avidement de «si son cas avançait et si, donc, l’argent allait bientôt arriver». L’avidité côtoie donc l’idéologie, sans la nier: c’est un des mérites du livre que de montrer cette intersection du fanatisme religieux et de la matérialité prosaïque (l’argent, la nourriture, le bétail).
Regards sur les gardiens djihadistes
Cette coexistence étrange entre avidité matérielle et fanatisme religieux est restituée sans simplisme: Dubois décrit les qaïdistes du Nord du Mali où se déroula sa captivité comme étant fascinés par un «projet» global et messianique, celui «d’établir la croyance en Allah partout sur la Terre». Le paradis leur semble garanti: «Non seulement ils travaillent à rétablir l’autorité de Dieu sur la Terre, mais, en plus, ça leur assure un ticket pour le paradis.» Cette obsession religieuse structure leur quotidien: ils parlent religion «70 à 80% du temps». Les hommes les plus en vus sont les hafiz, ceux qui connaissent le Coran par cœur. Progression spirituelle et progression dans la hiérarchie combattante sont liées: l’érudition religieuse compte autant que la bravoure militaire dans l’avancement interne. Certains, note Dubois, étaient «intéressés par l’argent et par la “Tuareg way of life”» – c’est-à-dire aspirant à la vie traditionnelle d’un guerrier du désert avec tente, épouse, bétail et armes pour défendre son «jardin».
L’ex-otage compare leur ferveur à celle de supporters de football, discutant sans fin de leurs «équipes» djihadistes, maîtrisant le who’s who des chefs et martyrs comme d’autres égrènent les statistiques de buteurs. Il décrit les structures de communication (les talkies-walkies Motorola qui relaient l’information entre katibas dispersées, les bornes relais cachées dans le désert), les codes linguistiques (par exemple les drones baptisés «bedoun» ou «kashifa» par les djihadistes). Paradoxalement, ces djihadistes du désert utilisent activement les technologies modernes. Ils partagent volontiers des playlists de vidéos d’attaques et surveillent attentivement ce que disent les médias sur eux.
Si Dubois ne rapporte pas avoir subi de torture physique systématique, il évoque clairement la violence omniprésente. Le traitement infligé aux prisonniers locaux est brutal, sans commune mesure avec celui plus souple des otages occidentaux: chaînes, conditions de détention épouvantables sous un soleil impitoyable. La violence apparaît plus psychologique que physique pour lui, mais elle reste une menace constante. Le rapport aux geôliers évolue au fil des mois, passant de l’hostilité muette à une forme de cohabitation résignée. Dubois souligne que «plus (les gardiens) sont jeunes, plus c’est dur. Je m’entendais mieux avec les plus âgés», car ces derniers avaient eu une vie avant le djihad, parlaient parfois français, et étaient capables d’une forme de tolérance pragmatique envers l’otage. Les plus jeunes, souvent illettrés hormis le Coran, n’avaient que le mot «koufar» (infidèles) à la bouche.
La géopolitique en filigrane
Bien qu’il s’agisse avant tout d’un témoignage personnel, «Prisonnier du désert» est traversé par les enjeux géopolitiques du Sahel contemporain, présents en toile de fond de la captivité. Le livre illustre ainsi l’entremêlement du local et du global: ces combattants, pauvres gourdes va-nu-pieds cachés dans les confins du Mali, se vivent comme le fer de lance d’une croisade planétaire. L’auteur narre par exemple comment un chef djihadiste local lui a transmis un message audio du grand émir Iyad Ag Ghali – visé par un mandat d’arrêt de juin 2024 de la Cour pénale internationale pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis en 2012–2013 à Tombouctou et Aguelhok – en personne.
Le récit couvre la période 2021-2023, qui correspond à une dégradation spectaculaire des relations entre la France et le Mali. Dubois a été captif pendant que se jouait un bras de fer diplomatique: retrait de l’opération Barkhane, arrivée de mercenaires russes du groupe Wagner à Bamako, coup d’État au Mali… L’hostilité des djihadistes envers l’ancienne puissance coloniale est palpable: pour eux, l’ennemi c’est «[l’opération française] Barkhane, ceux qui sont venus dans leur pays les attaquer».
De plus, l’ex-otage offre dans son témoignage une cartographie des acteurs du conflit telle qu’il a pu la reconstruire. On voit apparaître en filigrane les différentes composantes du chaos sahélien: des rebelles touaregs laïcs (comme son codétenu du MNLA capturé par les djihadistes), des trafiquants et criminels opportunistes (le contrebandier de cigarettes emprisonné avec lui), des informateurs pro-gouvernementaux (le malheureux indic de Barkhane qu’on venait chercher la nuit pour d’obscurs interrogatoires), sans oublier bien sûr les deux grandes mouvances djihadistes concurrentes (Al-Qaïda vs État islamique) qui s’entredéchirent même au fin fond du désert. Cette mosaïque donne une épaisseur géopolitique au récit: le journaliste Olivier Dubois n’est pas uniquement l’otage des djihadistes, il est aussi l’observateur malgré lui d’une guerre complexe où se mêlent insurrections locales, terrorisme transnational et rivalités d’influence étrangères.
En refermant le livre
L’auteur revient de loin. C’est un rescapé de l’enfer. Sa libération intervient le 20 mars 2023 au terme d’une opération de négociation diplomatique orchestrée notamment par le Niger. En refermant «Prisonnier du désert», le lecteur éprouve admiration et compassion pour Dubois, homme ordinaire confronté à l’extraordinaire brutalité de son époque. Sans prétention héroïque, il témoigne sobrement, sincèrement: sa voix devient celle de l’humain pris dans l’Histoire. Son ton, d’une honnêteté pudique, touche juste le lecteur sans grandiloquence. Il parvient à extraire de ses 711 jours d’enfermement une matière à penser universelle: sur la foi et le fanatisme, sur la liberté et son prix, sur la capacité de l’homme à s’adapter à l’impensable.
Olivier Dubois signe avec ce récit poignant un témoignage d’une rare intensité, à la croisée du récit littéraire, du reportage de guerre et de la réflexion existentielle. Par la force sobre de son écriture, il contribue à éclairer un des conflits les plus opaques et tragiques de notre époque, donnant au public intellectuel une matière dense à réflexion, tout en restant accessible à un plus large lectorat captivé par son récit haletant et profondément humain.
«Prisonnier du désert. 711 jours aux mains d’Al-Qaïda», d’Olivier Dubois, 363 pages. Éditions Michel Lafon, 2025. Disponible en précommande au Maroc. Version ebook: 182 DHS.








