Nabil Mouline, historien et chercheur au Centre national de recherche scientifique à Paris (CNRS), en France, est cofondateur de «Morocco Narrative», label de promotion de l’histoire du Maroc. Il compte à son actif plusieurs études, ouvrages et capsules vidéo, notamment «Le califat imaginaire d’Ahmad al-Mansur: Pouvoir et diplomatie au Maroc au 16ème siècle» (PUF, 2009), «Les clercs de l’islam: autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie saoudite» (PUF, 2011), «Le califat: histoire politique de l’islam» (Flammarion, 2016), «L’idée de constitution au Maroc» (Telquel média-Centre Jacques Berque, 2017), «On raconte que: premier manuel virtuel de l’histoire du Maroc» (Inshâ', 2019-2021) et «Histoire des relations maroco-algériennes» (Aji Tafhm, 2022). Dans «Drapeaux du Maroc», il décrypte les fonctions et significations de ces objets, qui revêtent une importance à la fois politique, religieuse, identitaire et artistique.
Le360: Que représente un drapeau pour un pays?
Nabil Mouline: Le drapeau ne se résume pas à un simple morceau de tissu, mais incarne le premier élément visuel auquel une population, un groupe ou une nation s’identifie. Cet étendard symbolique transcende sa matérialité pour refléter les valeurs, l’histoire et les aspirations d’une communauté. Par exemple, au Maroc, tout enfant reconnaît instinctivement le drapeau rouge orné d’un pentagramme vert, de même pour d’autres pays.
Un drapeau représente une forme de reconnaissance, d’abord de soi-même, puis de ses semblables au sein du groupe. Il peut également condenser en lui-même divers aspects de l’histoire d’un pays ou d’un groupe quelconque, et incarner des principes et des valeurs d’une population, tels que le sacrifice, la liberté, l’unité et la justice, révélant ainsi l’essence profonde de la société qu’il représente.
Comment est généralement conçu un drapeau?
Tout dépend de la période. Car si l’aspect matériel du drapeau a peu évolué au cours des derniers siècles, son rôle a considérablement changé au fil du temps. Initialement, le drapeau, qu’il s’agisse d’un simple morceau de bois, de métal ou de tissu, servait d’outil d’identification sur les champs de bataille. Cependant, un changement fondamental s’est produit avec l’émergence des premiers États centralisateurs en Mésopotamie, en Égypte, en Chine, en Inde et ailleurs, à partir du troisième millénaire de l’ère commune. Ces pouvoirs ont commencé à utiliser les drapeaux comme des symboles pour afficher leur centralité et leur supériorité par rapport aux sujets qu’ils gouvernaient.
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Au fil du temps, le drapeau est passé d’un outil créé par l’élite au pouvoir pour montrer sa force à un emblème national. Il a commencé à refléter les aspirations et les ambitions de toute une Nation, marquant un changement significatif aux dix-huitième et dix-neuvième siècles. Le processus de conception et de diffusion des drapeaux s’est alors rationalisé, standardisé et bureaucratisé. Il est devenu nécessaire de suivre des règles strictes pour produire ces objets, entourés d’une aura de sacralité.
Comment avez-vous eu l’idée d’écrire ce livre?
Depuis plusieurs années, mon intérêt s’est porté vers l’étude du processus de légitimation du pouvoir au sein des monarchies arabes, en particulier au Maroc. Dans ce contexte, l’aspect symbolique revêt une importance cruciale. J’ai consacré de nombreuses recherches aux rituels, aux symboles du pouvoir, entre autres. Et le drapeau, en tant que symbole central et largement reconnu dans la société marocaine, s’est naturellement imposé comme sujet d’étude indépendant.
«Le drapeau représente une fenêtre à travers laquelle nous pouvons explorer diverses facettes de l’histoire du Maroc»
— Nabil Mouline, historien et chercheur.
Armé d’énormément de patience, j’ai plongé dans une quête d’informations fiables sur cet objet qui tient une place prépondérante à plusieurs égards. Le drapeau, comme je l’ai précédemment mentionné, va bien au-delà d’être un simple morceau de tissu. Il représente une fenêtre à travers laquelle nous pouvons explorer diverses facettes de l’histoire du Maroc. C’est en réalité une sorte de fil conducteur capable de nous faire voyager à travers le temps et l’espace pour nous approprier notre histoire millénaire. Cet objet, souvent revêtu d’une aura de sacré, recèle une mine d’informations sur l’histoire politique, religieuse, culturelle, artistique, diplomatique, et bien d’autres aspects de notre pays.
C’est ainsi que j’ai entrepris une préparation méticuleuse en amont pour rendre l’ensemble accessible tout en préservant la précision historique. Cette démarche a nécessité une recherche approfondie dans de nombreux dépôts d’archives situés en Espagne, en France, en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis et en Turquie. Ce processus m’a permis de rassembler une grande variété de sources, allant de documents écrits à des éléments matériels tels que des anciens drapeaux, des morceaux de tapisserie, des échantillons de tissu, des enluminures, des atlas maritimes, des gravures, des tableaux, des cartes postales, des photographies, des illustrations et divers objets historiques.
Comment le drapeau marocain a-t-il évolué au fil des siècles?
Des informations fiables sur le drapeau marocain ne sont disponibles qu’à partir du 11ème siècle, lors de la fondation de l’État marocain par les Almoravides. Ces fondateurs de Marrakech, la première capitale nationale, sont les premiers dirigeants à avoir introduit cet emblème en tant qu’instrument de pouvoir souverain. Il était de couleur noire avec des motifs dorés.
Pourquoi le choix du noir? Les Almoravides, en quête d’une légitimité politique et religieuse, avaient prêté serment d’allégeance au lointain califat abbasside. Cependant, cette approche ne sera pas suivie par les Almohades, la dynastie qui accédera au pouvoir au 12ème siècle. Ils opteront pour une démarche beaucoup plus radicale en revendiquant le monopole de la dignité califale. Les souverains de cette dynastie adopteront alors l’ensemble des symboles de la monarchie universelle islamique, y compris un drapeau blanc qui deviendra l’un des instruments les plus importants de cette époque. Ce drapeau sera connu sous le nom de «Drapeau victorieux» (Al Alam Al Mansour).
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L’importance de cet emblème sera telle qu’il sera ensuite adopté par les dynasties successives, notamment les Mérinides, les Wattassides et les Zaydanides. Ainsi, le drapeau blanc deviendra l’emblème dynastique du Maroc pendant une période s’étendant du 12ème au 17ème siècle, soit environ cinq siècles.
«Entre le 17ème et le 19ème siècle, la dynastie régnante au Maroc disposait de deux drapeaux»
— Nabil Mouline, historien et chercheur.
À partir du 17ème siècle, les choses vont changer. La dynastie régnante commence par adopter un drapeau vert, initialement dépourvu de tout signe ou ornementation. Cependant, elle ne parvient pas à en avoir le monopole, car ce drapeau est largement utilisé par les tribus et les confréries religieuses. Pour remédier à cette situation, les souverains, notamment Moulay Ismaïl et ses successeurs, s’inspirent des corsaires de Rabat et adoptent un drapeau rouge.
Ainsi, entre le 17ème et le 19ème siècle, la dynastie alaouite disposait de deux drapeaux: un vert qui représente son autorité religieuse et un rouge qui incarne son pouvoir politique. Ce n’est que vers la fin du 19ème siècle que le drapeau rouge devient un symbole étatique, représentant l’Empire chérifien. Cette situation va perdurer approximativement de la fin des années 1870 jusqu’à 1915. En 1915, les autorités tutélaires vont amender le drapeau rouge en y ajoutant un pentagramme vert, une étoile à cinq branches. Ce motif était déjà présent depuis longtemps sur divers supports, tels que le Zellige, la menuiserie, les pièces de monnaie, etc.
Y a-t-il des anecdotes ou des faits peu connus sur l’histoire des drapeaux marocains que vous avez découverts pendant vos recherches?
Il existe de nombreux exemples historiques, dont je peux mentionner quelques-uns. Le premier date du 14ème siècle, lorsque le sultan Abou Inane Marini, un des souverains les plus éminents de cette époque, décide de reproduire en nombre le drapeau blanc. Il ordonne que toutes les mosquées hissent ces drapeaux chaque vendredi avant la prière, manifestant ainsi l’ubiquité et la domination du pouvoir central.
Cette tradition se maintient jusqu’à aujourd’hui. Il suffit de lever les yeux un vendredi matin pour apercevoir un drapeau blanc flottant. Toutefois, la signification originelle de ce drapeau s’est perdue avec le temps. Autre anecdote: le drapeau, au 17ème siècle, va perdre un petit peu de sa centralité en faveur d’un autre symbole qui va émerger, à savoir l’ombrelle. C’est un signe qui va devenir l’objet par excellence du pouvoir.