Une controverse fait rage en ce moment dans notre beau pays autour d’un rappeur du nom (improbable) de Toto et dont le succès auprès d’une certaine jeunesse inquiète certains adultes.
Personne ne m’ayant demandé mon avis, je le livre quand même.
Du temps que j’étais étudiant, les murs de ma chambre (on disait ‘ma piaule’) de la rue Saint-Jacques à Paris s’ornaient de maximes griffonnées sur des post-it, au gré de mes lectures. L’une d’elle (je ne sais plus si elle était de Cocteau ou de Gide) est reprise dans le titre de ce billet: l’art vit de contraintes et meurt de liberté. Je l’avais trouvée intéressante pour son caractère paradoxal.
En effet, mes études scientifiques m’avaient appris que c’était plutôt la science qui se heurtait sans cesse à des contraintes, ou plutôt à des limites: les théorèmes d’incomplétude de Gödel en mathématiques; le principe d’incertitude de Heisenberg en physique; le zéro absolu, la célérité indépassable de la lumière, les théorèmes de Shannon concernant le bruit en théorie de l’information, le cercle épistémologique dans les sciences humaines, etc. (Ces limites faisaient d’ailleurs l’objet de démonstrations précises et rigoureuses effectuées par les scientifiques eux-mêmes, ce qui est tout à leur honneur et qui prouve que c’est bien la science qui triomphe des pseudo-sciences et de toutes les formes de métaphysique, ce fatras inutile qui ne se connaît aucune limite et prétend à l’absolu. Mais bon, c’est un autre débat.)
Par contraste, l’art me semblait jouir d’une liberté absolue, sans entraves. Son histoire, depuis les origines jusqu’au 20ème siècle, me semblait être celle de l’affranchissement de toute règle. Au diable celles de la perspective dans telle table chargée de fruits peinte par Cézanne, bye bye la vraisemblance des couleurs chez les Fauves, à bas l’art chez Dada, voici les ready made de Duchamp– jusqu’au paroxysme de l’exposition du vide par Yves Klein en 1958 (une salle où il n’y avait strictement rien à voir– mais il fallait payer pour y accéder) et le fameux morceau de ‘musique’ intitulé 4’33 et ‘composé’ par John Cage en 1952: les musiciens, solo ou quatuor ou orchestre symphonique, peu importe, se mettent en place et ne font strictement rien pendant 4 minutes 33 secondes– puis il(s) salue(nt). (Le meilleur enregistrement– à mon humble avis– de ce néant se trouve ici. Ne ratez pas les applaudissements enthousiastes du public à la fin, après ces quelques minutes de silence intégral.)
Donc: la science se heurte dans toutes les disciplines à des limites qu’elle reconnaît et calcule elle-même; l’art semble ne s’encombrer d’aucune contrainte. Et il peut en mourir: voir Klein, le vide, voir Cage, le silence.
Eh bien, c’est faux. C’est cela que la phrase de Cocteau (ou Gide?) m’avait fait comprendre. Celui qui est sans doute le plus grand compositeur de tous les temps, Jean-Sebastien Bach, s’imposait des règles d’une rigueur toute mathématique pour produire une musique d’une légèreté, d’une liberté incomparables. Même chose pour Raphaël en peinture. Quant à Yves Klein et John Cage, eux aussi s’imposaient une contrainte, celle de l’intégrité de l’artiste, qui ne fait pas n’importe quoi. Même quand il n’y a plus rien, il reste l’intention de l’artiste.
Dans le cas de John Cage, il composa son paradoxal morceau de ‘musique’ après avoir visité la chambre insonorisée de Harvard. Il s’attendait à ne rien entendre du tout mais ce ne fut pas le cas. Voici ce qu’il écrivit plus tard: «J’entendis deux bruits, un aigu et un grave. L’ingénieur responsable m’informa que le son aigu était celui de l’activité de mon système nerveux et que le grave était le sang qui circulait dans mon corps.» C’est là qu’il se rendit compte que le silence absolu était une impossibilité dans notre monde quotidien et qu’il eut l’idée de ‘composer’ son 4’33. Le plus extraordinaire est qu’en l’absence de tout son produit par les musiciens– et pour cause…– 4’33 fait entendre chaque fois quelque chose d’unique: le bruit ambiant, les toussotements du public, un rire, le fracas d’un camion qui roule au dehors, etc. 4’33 est, en somme, la plus changeante, la plus universelle, la plus surprenante des compositions.
«Au commencement était le néant: n’oublions pas que nous venons de là, du rien, et que c’est à partir du vide que nous pouvons voir le plein.»
— Fouad Laroui
Quant à Yves Klein et son ‘exposition du vide’ à la galerie parisienne Iris Clert, rue des Beaux-Arts (ça ne s’invente pas…), qui connut une affluence sans précédent et provoqua un scandale, l’intention de l’artiste était claire (pour ne pas dire ‘Clert’…): il s’agissait de revenir à l’origine absolue des choses, le vide. Au commencement était le néant: n’oublions pas que nous venons de là, du rien, et que c’est à partir du vide que nous pouvons voir le plein. Cela dit, une autre interprétation était possible: à l’époque, à Paris, l’existentialisme triomphait. Sartre affirmait le primat de l’existence. Son ‘héros’ Roquentin avait eu la nausée en regardant avec horreur les racines d’un tronc d’arbre dans un parc de Bouville la fictive: d’abord, il y avait ça, ce trop-plein de choses, d’étants sans justification. Klein semblait contredire Sartre en affirmant le primat du vide. C’était donc un débat philosophique qui avait lieu dans cette étrange galerie d’art qui n’exposait rien– ou qui, plus exactement, exposait le rien. Yves Klein n’était pas un escroc ou un charlatan. La disparition de toute contrainte laissait apparaître, nue, indispensable, irréfragable, celle qui est à la base de tout: l’intégrité de l’artiste qui ne transige pas quand il estime avoir quelque chose à dire.
Revenons à Toto– c’est bien la première fois de ma vie que j’écris une phrase pareille. (Généralement, on revient à Freud, à Marx ou à Aristote…)
Revenons à Toto. Certains lui reprochent l’absence de mélodie, d’harmonie dans le tapage qu’il fait– «ce n’est pas de la musique»–, la vulgarité de ses paroles, son nihilisme, etc. D’autres le défendent, arguant qu’il exprime le mal-être des jeunes défavorisés avec les mots qu’eux-mêmes utilisent. (Je me souviens de m’être accroché à l’Odéon avec une amie très chère à propos de cette controverse.)
Je pense maintenant qu’il vaut mieux suspendre notre jugement en attendant une grande interview dans laquelle il s’expliquerait longuement et avec précision. C’est là qu’on verra s’il est du côté de Klein et de Cage et s’il s’impose au moins une contrainte: celle d’avoir quelque chose à dire.
Toto a-t-il quelque chose à dire?
Quel journal, quel magazine prendra l’initiative de la grande interview qui mettra fin au suspense?





