Le bref séjour de Jack Kerouac dans la ville du détroit est documenté dans une série d’ouvrages, rédigés essentiellement en anglais. Cet article se veut donc, grâce à la précieuse collaboration d’éminents spécialistes, à la fois une tentative de vulgarisation et une replongée au cœur de nouveaux éléments que l’on a pu grappiller sur ce périple à la fois particulier et original. C’est aussi une subtile façon de rendre hommage au chef de file de la «Beat generation», parti dans la fleur de l’âge à tout juste 47 ans, à l’occasion de son 102ème anniversaire.
Pourquoi Tanger?
Contactée par Le360 avec le salutaire concours du critique américain et auteur du livre «Jack Kerouac: Language, Poetics, and Territory», Hassan Melehy, la spécialiste d’envergure mondiale de Jack Kerouac et auteure de «The Beat Generation: An American Dream, Jack Kerouac’s Spontaneous Poetics» et de «Jack Kerouac’s Book of Haikus», Regina Weinreich, rassure de prime abord les aficionados de l’écrivain que son séjour au Maroc est documenté dans les nombreuses biographies qui lui sont consacrées ainsi qu’à William S. Burroughs, célèbre romancier américain et son ami de longue date.
«Lorsque Burroughs assemblait le manuscrit de “Naked Lunch” (Festin nu, en français), il a envoyé un télégramme à ses amis pour qu’ils l’aident à dactylographier le roman en vue de sa publication. Burroughs séjournait dans un hôtel du port de Tanger, le Muniria. Jack Kerouac l’y a rejoint», détaille-t-elle, nous renvoyant vers ce qu’il a écrit à ce sujet dans son roman semi-autobiographique «Desolation Angels» (Anges de la désolation), ainsi que les journaux et les haïkus qu’il a rédigés sur son séjour à Tanger en 1957.
Effectivement, dans cet ouvrage paru en 1965 mais qui n’a été traduit en français qu’en 1998, Jack Kerouac décrit avec maestria la ville, dont il est certainement tombé amoureux dès les premiers effluves, à l’approche du port.
«C’est par un après-midi ensoleillé de février 1957 que nous avons aperçu pour la première fois la ligne confuse du sable jaune et de la prairie verte qui définissait la côte de l’Afrique au loin. Dans l’après-midi somnolent, elle a grandi jusqu’à ce qu’un point blanc qui m’avait troublé pendant des heures devînt un réservoir d’essence dans les collines. Puis comme si je voyais soudain les lentes files de femmes musulmanes en blanc, je vis les toits blancs du petit port de Tanger, là dans le coude fait par la terre près de l’eau. Ce rêve d’Afrique enrobée de blanc sur la mer bleue l’après-midi, oh, qui l’a rêvé? Rimbaud! Magellan! Delacroix! Napoléon! Draps blancs claquant sur un toit», décrit-il, avant d’exprimer un peu plus loin son adoration de la cité.
Son amour pour Tanger
«Et j’avais vraiment aimé Tanger, les excellents Arabes qui ne me regardaient jamais dans la rue et gardaient leurs regards pour eux-mêmes (à la différence de Mexico qui n’est que regard), la grande chambre sur le toit avec le patio carrelé, surplombant les petits immeubles de rêve de style hispano-marocain avec l’espace vide sur la colline où broutait une chèvre enchaînée – La vue par-dessus les toits de la Baie Magique qui se déployait jusqu’au promontoire Ultimo, par temps clair, l’ombre de la bosse de Gibraltar au loin – Les matinées ensoleillées que je passais assis dans le patio à profiter de mes livres, de mon kif et des cloches de l’église catholique», témoigne l’auteur de «Sur le chemin», écrit en français et découvert en 2008 par le Québécois Gabriel Anctil.
Mona El Alaoui, membre du conseil d’administration de «The Jack Kerouac Project», une organisation à but non lucratif basée à Orlando, en Floride, et ayant pour objectif de proposer aux écrivains en herbe de découvrir et vivre dans la maison dans laquelle Jack Kerouac a vécu lors de l’écriture de son roman paru en 1958, «The Dharma Bums», nous révèle que 55 ans après sa mort, le lien entre Jack Kerouac et Tanger demeure impérissable, grâce notamment au consul général du Maroc à New York, Abdelkader Jamoussi, «un grand fan de Jack Kerouac et qui connaît très bien ses haïkus».
«L’année dernière, il a organisé un voyage à Tanger et a invité les membres du conseil d’administration du Jack Kerouac Project à une conférence sur les haïkus», fait-elle valoir, avant de nous prêter un intéressant article de l’université de Purdue (Indiana), publié en 2016 par la même Regina Weinreich. «Il contient des informations très intéressantes sur la manière dont le voyage à Tanger a influencé l’écriture de Jack Kerouac et sa vision du monde.»
Regina Weinreich précisait en effet dans sa publication: «Jack Kerouac et Ginsberg sont allés à Tanger en 1957, en réponse aux lettres fréquentes de Burroughs à Ginsberg. Jack Kerouac est parti le premier, Ginsberg lui ayant acheté un billet de New York à Tanger sur le cargo yougoslave SS Slovenija. Ginsberg le suit quelques semaines plus tard. Ils ont tous deux aidé William Burroughs à retaper son matériel et ont intégré le contenu de lettres écrites en 1953-1956. Bowles passe de temps en temps, décrivant la scène de la chambre de Burroughs, dont le sol est recouvert de pages dactylographiées sur lesquelles on peut voir des empreintes de pieds sales. Jack Kerouac écrit à ses amis pour leur parler du logement bon marché, des repas et du bon temps, avant de partir pour Londres et New York.»
Nous avons également contacté Dennis McNally, éminent spécialiste de Jack Kerouac qui nous a prêté main forte en nous balisant un autre chemin de recherche sur le séjour tangérois de Jack Kerouac. Recherche qu’il lui a consacrée dans son livre «Desolate Angel: Jack Kerouac, The Beat Generation, and America», publié il y a 45 ans.
Dès l’arrivée de Jack Kerouac à Tanger, «le junkie fantomatique (Burroughs, ndlr) s’était en partie transformé en un homme « bronzé, musclé et vigoureux » ayant suffisamment d’énergie pour jouer les guides touristiques et faire découvrir à Jack l’architecture exotique de Tanger, ses femmes voilées et ses cafés remplis d’hommes fumant du haschich et sirotant du thé à la menthe. En contrebas de la ville, le détroit de Gibraltar, d’un bleu éclatant, est parsemé de bateaux de pêche aux voiles vives», dépeint avec force détails Dennis McNally.
«Ville charmante»
Il aura suffi quelques jours seulement pour que Jack Kerouac découvre en long et en large Tanger, qu’il décrit, dans son recueil de huit nouvelles «Lonesome traveler» (Vagabond solitaire), comme «une ville charmante, fraîche, agréable, pleine de merveilleux restaurants continentaux comme El Paname et L’Escargot avec une cuisine qui met l’eau à la bouche, de douces nuits, du soleil, et des galeries de saints prêtres catholiques près de l’endroit où j’ai vécu qui priaient vers la mer tous les soirs».
«En outre, les Tangérois ne sont pas comme les habitants du West Side de New York, lorsqu’une bagarre éclate dans la rue entre les Arabes, tous les hommes sortent des salons de thé à la menthe et leur cassent la figure. Il n’y a plus d’hommes en Amérique, ils restent assis et mangent des pizzas avant le late show», constate-t-il par ailleurs, non sans humour.