Éric Joël Békalé, écrivain gabonais prolifique et diplomate de carrière, nous offre avec «Aïcha Lalla Kandisha ou les amoureux de l’hôtel la Tour Hassan», publié en 2025 aux éditions La Croisée des Chemins, un roman envoûtant. L’histoire suit Flavien, un diplomate gabonais en mission à Rabat, qui tombe sous le charme d’une femme mystérieuse évoquant la légende d’Aïcha Kandisha, cette instigatrice terrible qui séduit les hommes avant de les détruire. La rencontre fortuite à l’hôtel la Tour Hassan transforme sa vie en un tourbillon d’obsession. Le roman nous jette d’emblée dans l’intimité des deux protagonistes, avec un échange qui scelle le sort:
«Elle m’a vu rentrer, elle a levé son visage, plus radieux que jamais, poussé ses cheveux en arrière, et m’a souri.
–Je vous trouve, vous aussi, très beau dans votre jean et votre polo. Cela fait sport et jeûne.
–Serais-je vieux, ai-je demandé en rigolant?
–Non, pas du tout, bien au contraire, dit-elle en souriant.»
Le mythe se juxtapose à l’histoire sentimentale des amoureux de la Tour Hassan, lieu réel à Rabat, symbole de luxe et de rencontres cosmopolites. De retour à Libreville, Flavien est hanté par l’image de cette femme, la voyant partout, jusque sur le visage de son épouse. La solution ultime, comprend-il, réside dans un retour aux sources du mal, à Rabat, pour affronter l’esprit d’Aïcha.
Rabat–Libreville, vases communicants
Inspirée de la mythologie marocaine, Aïcha Lalla Kandisha est «une femme aussi belle que mystérieuse, qui apparaît aux hommes qu’elle séduit avant de les envoûter et les emprisonner dans ses charmes». Tentation pure, elle pousse le narrateur à s’interroger: l’amour délivre-t-il ou emprisonne-t-il? Le récit alterne entre Rabat et Libreville, deux villes «sœurs», aux vases communicants secrets, décrites avec une poésie sensorielle qui ancre le lecteur dans des ambiances contrastées. Rabat capture la beauté fatale d’Aïcha, «ville lumière» où la modernité se mêle à la mystique, «aux avenues éclairées et aux parcs colorés de fleurs aux senteurs de parfums enivrants». Libreville, en miroir, se déploie comme un arcane pour initiés, où la sagesse ancestrale a trouvé refuge et où la chaleur équatoriale attise les passions nocturnes: «Libreville, capitale du Gabon, où la chaleur de l’équateur se confond avec les ambiances chaudes de la nuit dans ses quartiers…»

Cette géographie n’est pas un décor: elle devient un instrument. Le passeport de Flavien tient lieu de talisman, les allers-retours dessinent une chorégraphie de la possession, une manière de mesurer, par le mouvement, la force d’attraction d’un mythe.
Le féticheur et l’initiation
Pour se libérer, Flavien doit être initié. La quête est d’abord géographique: retour en Gabon pour exorciser le mal et oublier la créature de l’hôtel. Elle est surtout intérieure: obsédé par Aïcha, il consulte Papa-Mokukwe, son nganga (guérisseur traditionnel), «féticheur protecteur», médiateur entre les esprits et les humains. Le diagnostic, frontal, fixe la dramaturgie:«Papa-Mokukwe se retourna vers Aboume Paulette (épouse de Flavien, NDLR).
–Voilà! j’ai vu de quoi souffre ton mari... Il a été envoûté par une femme! Cette femme n’est pas n’importe qui. Elle est très puissante!»
Guidé par le nganga, Flavien s’ouvre au Bwiti, rite gabonais impliquant l’iboga, plante visionnaire qui va le confronter aux ancêtres. L’enjeu n’est pas de «refouler» l’ensorcellement, mais d’en reprendre la maîtrise, d’en comprendre l’économie secrète pour «se libérer de l’esprit d’Aïcha». Flavien est «éperdument amoureux et fou d’elle»; éduqué, cultivé, rompu aux codes du pouvoir, il n’en demeure pas moins exposé à l’invisible. Békalé montre sans didactisme la fragilité de l’homme moderne face au surnaturel, non pour opposer rationalisme et croyances, mais pour les faire dialoguer.
Deux mythes, une même eau
Le roman s’attèle à associer deux légendes africaines – marocaine et gabonaise. Aïcha Kandisha rappelle étrangement à Flavien l’histoire que se racontent les initiés dans les forêts d’Afrique centrale sur Mami Wata. Toutes deux sont des femmes légendaires aquatiques qui séduisent les hommes pour mieux les abandonner. Les créatures n’apparaissent que la nuit et disparaissent à l’aube. Ces histoires finissent par s’entremêler dans l’esprit du narrateur inscrivant le récit dans un imaginaire africain plus large qui relie le Gabon au Maroc.
En articulant Aïcha Kandisha et Mami Wata, Békalé crée une conversation entre les cultures. La djinn marocaine et la sirène gabonaise expriment les peurs et les désirs liés à la féminité, à l’eau et à la nuit. Flavien est pris dans cette rencontre. Leurs silhouettes se superposent jusqu’à produire un chant à deux voix, où la féminité devient force d’appel et d’épreuve.
Réalisme et fantastique se côtoient
Le roman de 168 pages dialogue avec l’œuvre d’Alain Mabanckou, familier des rituels gabonais, et avec le roman «Harrouda» (1973) de Tahar Ben Jelloun, dans lequel Aïcha Kandisha hante l’enfance du narrateur. Il s’inscrit dans la tradition des récits initiatiques, où le héros franchit des étapes successives: l’appel (la rencontre avec Aïcha), la séparation (l’obsession et le retour au pays), la descente aux enfers (l’initiation), puis la remontée (la libération).
Békalé tisse son intrigue autour d’images aquatiques – rivières purificatrices, plage de Rabat, marais – qui symbolisent le passage et la métamorphose, tandis que parfums et couleurs deviennent autant d’invitations à la rêverie. En combinant les mythes marocain et gabonais, il compose un parcours d’une portée universelle.
Le récit adopte une structure non linéaire, ponctuée de retours sur la légende d’Aïcha et de visions hallucinogènes lors de l’initiation, créant une atmosphère onirique propre au réalisme magique. Les personnages secondaires – collègues diplomates, initiés bwiti – servent de passerelles culturelles, enrichissant le texte d’anecdotes sur le Gabon et le Maroc. L’humour affleure par touches, notamment dans les scènes diplomatiques, tempérant le drame qui s’annonce en sourdine avant d’envahir le récit.
Békalé déploie un style poétique et descriptif, fusionnant réalisme et fantastique. Les détails de la vie urbaine et diplomatique ancrent l’histoire dans le présent, tandis que les descriptions oniriques traduisent l’irrationalité de l’ensorcellement.
«Aïcha Lalla Kandisha ou les amoureux de l’hôtel la Tour Hassan» s’inscrit dans la lignée des romans africains contemporains qui revisitent les mythes. Békalé prolonge ainsi un mouvement de réappropriation des imaginaires, les faisant miroiter dans l’actualité. Au-delà de la romance fantastique, il interroge l’identité de l’Africain moderne, partagé entre rationalité et croyances. En tissant la toile de cette histoire, Éric Joël Békalé poursuit son œuvre de passeur de cultures et rappelle que la littérature demeure un espace de médiation entre légendes et réalités.
Sur l’auteur
Auteur d’une trentaine d’ouvrages – romans, nouvelles, poésie, théâtre, contes et essais –, Békalé explore les thèmes identitaires, politiques et sentimentaux, souvent nourris par son expérience diplomatique. Ancien ministre et ambassadeur, il tisse des ponts entre les mondes. On lui doit notamment «Le mystère de rose» (Acoria Éditions, 2018) et «Libreville, mon amour» (Éditions Matrice, 2021).
«Aïcha Lalla Kandisha ou les amoureux de l’hôtel la Tour Hassan», Éric Joël Békalé, 168 pages. Editions La Croisée des Chemins collection Sembura, 2025. Prix public: 90 DHS.












