Billet littéraire KS. Ep 50. «Éclats d’Irak suivi de Migrations», de Kadhim Jihad Hassan, ou le voyage intérieur d’un éternel déraciné

L'écrivain irakien Kadhim Jihad Hassan.

Entre nostalgie poignante et quête perpétuelle, «Éclats d’Irak suivi de Migrations» dessine l’odyssée intérieure de Kadhim Jihad Hassan, où l’exil, blessure ouverte, se métamorphose en expérience poétique fondatrice. L’identité du poète se révèle dans la beauté douloureuse des errances.

Le 13/06/2025 à 10h02

L’exil est le cœur battant de «Éclats d’Irak suivi de Migrations», publié chez Actes Sud en janvier 2025. Dans les poèmes de Kadhim Jihad Hassan, partir est en premier lieu une blessure indomptable: «L’Irak est loin, et nous voici processions de vaincus, lèvres sevrées / Toussant la nuit sur un brouillard lourd à nos cœurs». On perçoit la douleur d’une communauté déracinée, ces «processions de vaincus» aux cœurs alourdis, image puissante des exilés contraints de quitter leur pays.

Pourtant, loin de sombrer dans la désespérance, le poète transforme l’errance en expérience fondatrice. Son parcours l’a mené «de l’Irak à Paris», et chaque lieu traversé devient source de poésie. L’exil s’étire sur des décennies – «L’exil s’appelle quarante années», confie-t-il – mais Kadhim Jihad Hassan en fait une odyssée personnelle. Il se compare à un voyageur antique, tels Ulysse ou Moïse, qui après de longues errances regardent l’abîme et les astres du ciel d’Irak avant de reprendre leur périple. Cette quête d’une terre d’accueil ne se fait pas sans déchirement: «Telle une orange au fond de l’eau / Le Sud en moi repose. / Sans lui, j’avance toujours dans le monde / Amputé d’une partie de moi-même / Sans doute la plus belle». L’exil est donc à la fois fardeau et richesse: il prive d’une partie de soi tout en forgeant une identité nomade riche de tous les chemins parcourus.

Mémoire du pays natal

En une trentaine de tableaux poétiques, Kadhim Jihad Hassan réinvente son Irak natal. Il évoque des souvenirs bucoliques de son village d’enfance dans le Sud irakien, entre palmeraies, vergers et rives du fleuve Euphrate. La plume du poète ressuscite ces paysages avec émerveillement: «L’Euphrate étend à l’est un tapis d’azur et de blancheur écumante», s’exclame-t-il, peignant le fleuve mythique comme un somptueux tapis, celui d’un paradis perdu, de l’enfance et de la patrie quittée.

La campagne irakienne que réinvente le poète est ainsi à la fois réelle et rêvée. La mémoire devient alors un acte de résistance à l’oubli, mais aussi un acte de création: en réinventant son Irak intérieur, le poète façonne un pays qui n’existe plus que dans les mots, un refuge où il peut retourner à loisir. La poésie se fait mémoire vivante, sauvegarde du beau comme du tragique, permettant à l’exilé de demeurer «captif chez soi» par l’imaginaire: «Ah le bonheur de se coucher / Sur une grève imaginaire / Demeurer captif chez soi, inventer / De longues errances sur place… », s’exclame-t-il. Dans ces vers, on perçoit la douceur de se réfugier en pensée sur une rive rêvée de l’Euphrate, de voyager immobile par le souvenir et la poésie. L’imaginaire prolonge la patrie perdue, donnant au poète «une demeure qui n’est plus» que par l’écriture: «Sur un banc le poète / Passe le reste de la nuit / Attendant que l’aube le ramène / À sa demeure qui n’est plus».

Guerres et violences de l’histoire

Si la mémoire de l’enfance irrigue le recueil de sa sève nostalgique, la guerre y tonne en sourdine comme un orage lointain. La section centrale, «Éclats d’Irak», plonge le lecteur dans les années de feu et de sang qui ont ravagé le pays natal du poète. Le livre évoque à la fois le fragment (de souvenir, de vie) et l’éclat d’obus, la déflagration – double sens qui résume bien ce cycle poétique marqué par la violence historique. Alors qu’il cherche une terre d’asile, des guerres secouent Bagdad et Bassora, et chaque nouvelle explose comme un écho douloureux dans la poésie de Kadhim Jihad Hassan.

Le texte fait allusion aux affres du régime autoritaire irakien et des conflits qui ont frappé le pays (dictature de Saddam Hussein, guerres successives, embargo, invasion…). Plutôt que des descriptions journalistiques, le poète en donne des images métaphoriques ou des anecdotes personnelles. La guerre ici est aussi celle, plus troublante, de la séparation définitive: le visage du fils exilé est la dernière image qu’emporte le père mourant, dans un Irak isolé par les conflits: «Ses yeux se noyèrent de larmes, et après, plus rien / L’homme a quitté ce monde en refermant ses paupières sur ton visage». Ainsi ces «vagues de violence» qui déferlent sur l’Irak natal semblent métamorphoser le paysage intérieur du poète. C’est un mirage trompeur dans le désert, reflet de l’espoir qui s’écoule sans fin: «Le mirage était pour moi une image / Cherchant à se former / Et dans les yeux des hyènes / Qui ponctuaient la distance / J’apercevais l’écoulement de mon espérance». Pourtant, face à ce constat, le poète oppose la puissance salvatrice de la parole poétique: «une ligne de poésie / Te donnera salut et victoire / Sur ton abyssale nuit», promet-il. Loin d’être impuissante, la voix du poète devient acte de résistance. Même après avoir fui la tyrannie, l’exilé continue de porter en lui ses bourreaux, c’est-à-dire la peur, la censure intériorisée, le traumatisme. Ainsi, la violence historique imprègne durablement les survivants, et la poésie de «Éclats d’Irak» donne voix à ce combat intime pour exorciser le traumatisme. La guerre a certes interrompu la fête, stoppé les chants, mais le poète doit les reprendre sur la page écrite, pour que quelque chose subsiste malgré tout.

Identité entre deux rives

Exil, mémoire et guerre convergent dans une réflexion profonde sur l’identité. Qui est-on quand on a quitté son pays depuis près d’un demi-siècle? Quelle langue parle-t-on quand on est poète irakien, ou marocain comme Tahar ben Jelloun écrivant de la poésie en français depuis un demi-siècle? Kadhim Jihad Hassan explore ces questions tout au long du recueil, en faisant de son moi poétique un être à cheval entre deux rives, deux langues, deux âges de la vie.

L’écriture même, chez ces auteurs, est «bigarrée», métissée: le français qui nous parvient est traversé par l’âme de l’arabe, la langue maternelle. Les poèmes gardent le souffle, le rythme intérieur et l’imaginaire de la langue arabe. Cette identité bilingue est au centre de l’écriture de Kadhim Jihad Hassan: elle lui permet d’inventer une voix unique, à la croisée de l’Orient et de l’Occident, comme un pont entre deux mondes.

L’identité chez ce poète-exilé est volontairement fluide, en mouvement. Le «je» poétique dialogue parfois avec lui-même comme avec un autre, témoignant d’une forme de dédoublement née de l’exil. Dans un poème, l’auteur s’interpelle ainsi: «Mon cher K., / Jamais rien ne brillera / Que ta tristesse à toi, le jeune homme esseulé, / K., mon très cher, / Jamais rien n’apparaîtra / Que ton visage à toi, l’orphelin des villes, / K., mon très cher, / Rien ne te consolera que la parole / Jaillissement hors de ta plaie exacerbée».

L’exilé est «orphelin des villes», ou fils de toutes les villes, antiques et contemporaines, figure de déraciné urbain sans attaches. Sa seule consolation est la parole poétique jaillissant sans tarir, malgré l’âge, malgré la mémoire qui flanche. L’identité blessée (cette plaie symbolique de l’exil, de la perte) ne guérit que par la création: le moi se reconstruit dans le poème. On voit comment la poésie, plus qu’un thème, devient chez Kadhim Jihad Hassan une condition même de survie identitaire.

Dans la dernière section «Migrations», qui a la tonalité de la méditation, le poète se sent apaisé en partie, capable de dire: «Avec toute la violence requise / Moi, je vais me heurter / À mon destin». Son voyage de prophète le réconcilie avec son destin d’écrivain migrateur, même si cela est accompagné d’une sorte de violence intérieure. Orphelin d’un pays, il s’est recréé une patrie de mots. Et c’est sans doute le message le plus fort de ce livre: l’identité n’est pas figée par la naissance ou la géographie, elle peut se réinventer dans la langue et l’imaginaire sans fin.

Sur l’auteur

Installé en France depuis 1976, Kadhim Jihad Hassan a enseigné la littérature comparée, notamment à la Sorbonne à Paris. Il a consacré son talent à traduire en arabe de grandes œuvres occidentales, de «La Divine Comédie» de Dante aux poèmes d’Arthur Rimbaud, en passant par Rainer Maria Rilke ou même des philosophes comme Gilles Deleuze et Jacques Derrida. En parallèle, il a publié en français des essais érudits chez Actes Sud, dont «Le Roman arabe (1834-2004)» (2006), ou «La Part de l’étranger» (2007), une réflexion sur la poétique arabe. En poésie, «Éclats d’Irak suivi de Migrations» est son second recueil après «Chants de la folie de l’Être» (Tarabuste, 2001).

«Éclats d’Irak suivi de Migrations», de Kadhim Jihad Hassan, 208 pages. Actes Sud/Sindbad, 2025. Prix public au Maroc: 266 DHS.

Par Karim Serraj
Le 13/06/2025 à 10h02