Ce livre, qui retrace cinq siècles de relations diplomatiques entre le Maroc et la France, et qui évoque la vie des principaux artistes et personnalités françaises qui séjournèrent au Maroc, a été rédigé dans le contexte de tensions exacerbées, ces dernières années, entre les deux nations. Dès l’introduction, l’auteure aborde les raisons principales de ce «désamour»: «le problème dit du Sahara», «l’affaire d’écoutes de certaines hautes personnalités françaises», la question «des droits de l’Homme et de la presse», les accusations de «corruption» dans la Qatargate, la question des «réadmissions des Marocains expulsés de France» et la «réduction drastique des visas pour la France».
Les griefs, que les deux nations se reprochent mutuellement, sont empreints de «hubris qui s’entrechoquent», où chaque geste, chaque parole semble amplifiée par un mélange d’orgueil et de fierté, ancrés de part et d’autre. Cette escalade de tensions, renforcée par des outrances dans le comportement, s’est transformée en un véritable jeu de miroirs, chacun se retrouvant pris dans les effets «boomerang» de ses actions et de ses discours. Cela a mené à une impasse diplomatique, une sorte de mur d’incompréhension réciproque.
Pour Zakya Daoud, ce blocage doit être surmonté, car rester dans cet affrontement sans issue, c’est s’enfermer dans un cercle vicieux. Elle propose de passer à autre chose, d’oser un exercice de dépassement collectif, de pratiquer une forme de «d’exorcisme» salutaire des ressentiments accumulés au fil des ans, permettant ainsi au «refoulée», dit-elle, de s’exprimer pleinement, de se libérer.
Face à ces années de polémiques et de dissensions, l’auteure rappelle avec insistance les siècles d’échanges diplomatiques, de dialogue et de coopération entre le Maroc et la France, qui n’ont jamais cessé, même aux périodes les plus sombres de leur histoire. Aux préjugés contemporains, elle oppose la profondeur des liens humains, des rencontres et des échanges tissés depuis des générations. Ces connexions anciennes et enracinées demeurent, selon elle, les véritables piliers de cette relation complexe mais précieuse.
François 1er, roi pionnier des relations France-Maroc
Zakya Daoud déroule alors la pelote des relations séculaires entre la France et le Maroc, remontant aux «très anciennes» origines de ces liens historiques. Elle rappelle que «celui qui institue vraiment les relations franco-marocaines est le roi François Ier (1494-1547)» durant la Renaissance, époque où les deux royaumes posent les premières pierres de leur coopération diplomatique et commerciale. À cette période, des accords permettent à la France de «gérer les comptoirs commerciaux français installés à Salé, Safi, Mogador, Agadir et Fès», facilitant ainsi l’essor d’un commerce florissant entre les deux rives de la Méditerranée. En 1533, François Ier désigne le colonel Pierre de Piton comme ambassadeur à Fès, une nomination symbolique, puisque c’est également à ce moment-là que «le sultan wattasside Abu al Abbas Ahmed ben Mohamed accorde sa protection aux commerçants français», assurant ainsi une sécurité cruciale pour leurs activités dans le royaume.
Les échanges prennent une nouvelle ampleur sous le règne du sultan Ahmed el Mansour (1549-1603), surnommé «le Doré», qui voit dans cette relation avec la France un axe stratégique. Durant son règne fastueux, s’établit une tradition durable de diplomatie formelle entre les deux États, marquée par l’envoi régulier d’un ambassadeur français au Maroc, et de missions marocaines à Paris. «Depuis 1578 (sauf pendant la période de 1718 à 1767), la France est représentée officiellement au Maroc et les souverains des deux pays échangent missives et présents», un ballet ininterrompu de coopération qui dépasse les simples intérêts commerciaux pour incarner un véritable dialogue entre deux nations puissantes. Ce réseau d’échanges se renforce, se noue autour d’alliances, et tisse au fil des siècles des liens d’une densité rare, qui survivront aux aléas des conjonctures politiques et aux épreuves du temps.
Moulay Ismaël et Louis XIV, deux monarques au caractère trempé
Moulay Ismaël et Louis XIV, deux monarques à la personnalité affirmée et au caractère trempé, incarnent l’intensité des relations diplomatiques entre le Maroc et la France au 17ème siècle. Tout commence avec une audience accordée par Moulay Rachid à Roland Fréjus, l’ambassadeur français, en juillet 1666. Ce moment marque un jalon essentiel dans les relations entre les deux cours royales, ouvrant la voie à des échanges réguliers et à une diplomatie directe. C’est ainsi qu’en 1682, le Sultan marocain se décide à envoyer son propre ambassadeur auprès du roi Soleil, Mohamed Temin, un geste destiné à renforcer les liens d’amitié et de coopération.
Comme le souligne Zakya Daoud, «on a longuement décrit la relation épistolaire entre les deux souverains et le traité du 29 janvier 1682», document diplomatique qui formalise les termes de cette relation inédite. Cependant, ce qui retient davantage l’attention de l’Histoire, c’est la demande en mariage inattendue du Sultan Moulay Ismaël, adressée au roi Louis XIV, pour la main de sa propre fille, la duchesse de Conti. Cette proposition, exceptionnelle dans le contexte de l’époque, marque non seulement l’audace diplomatique de Moulay Ismaël, mais également son désir de tisser un lien dynastique avec l’une des plus grandes puissances européennes.
Ce geste audacieux du Sultan marocain témoigne de sa volonté d’établir une alliance durable avec la France, dépassant les relations commerciales et politiques pour envisager une union personnelle, familiale, entre les deux dynasties. Si cette alliance matrimoniale ne verra jamais le jour, elle reste dans les annales comme un moment singulier de la diplomatie marocaine, révélateur des ambitions et de l’ampleur des stratégies de Moulay Ismaël pour inscrire son royaume dans le concert des nations influentes de l’époque.
De longs siècles de connivence diplomatique
Puis arriva le célèbre ambassadeur de Louis XIV, François Pidou du Saint-Olon, dont les mémoires sur le Maroc nous offrent un précieux témoignage des relations franco-marocaines. Dans cette lignée, le consul Chenier, l’ambassadeur Pierre Claude Landerneau (sous Louis XV), Antoine Burel (sous Napoléon) et bien d’autres figures marquantes ont œuvré à tisser les fils d’une diplomatie d’exception entre les deux nations. Zakya Daoud, dans son ouvrage, leur rend un hommage, ressuscitant à travers leurs récits les multiples visages de la diplomatie française au Maroc.
Cette partie de son livre regorge d’anecdotes diplomatiques, chaque page vibrant des intrigues, des alliances et des mésaventures de ces émissaires. Ces histoires, parfois cocasses, parfois tragiques, font revivre les échanges complexes entre les cours royales et les diplomates, tout en offrant une plongée fascinante dans les enjeux de pouvoir qui marquaient chaque époque. En arrière-plan de ces récits, l’auteure dresse un tableau détaillé de la situation politique, non seulement en France, mais aussi en Espagne et au Portugal, deux puissances européennes qui, dans leur quête de suprématie méditerranéenne, mènent des guerres incessantes contre le Maroc.
Delacroix, Dumas, Loti et les autres…
L’ouvrage nous invite ainsi à (re)découvrir ces artistes français qui, fascinés par le Maroc, ont su capter et retranscrire la magie de ce pays à travers leurs œuvres. Parmi eux, Eugène Delacroix, figure incontournable, entreprend en 1832 un voyage au Maroc, accompagnant une mission diplomatique auprès de Moulay Abderrahmane. Ses journées à Tanger, décrites par l’auteure, sont ponctuées de moments intenses où le peintre s’immerge dans la vie quotidienne locale, observant la lumière et les scènes de la ville. C’est sans doute ce voyage, source inépuisable d’inspiration, qui incite d’autres orientalistes à suivre ses pas. «En France, la relation que fait Delacroix de son voyage a un effet fulgurant dans cette grande époque de l’orientalisme. Elle lève le voile sur l’attrait irrésistible d’un pays qui était jusque-là une terra incognita», écrit l’auteure, soulignant l’impact de son voyage.
L’auteure consacre également quelques chapitres fouillés aux autres personnalités marquantes. Elle s’arrête longuement sur la figure de Charles de Foucault, un explorateur et religieux qui, dans son périple de 1883-84, se livre à une exploration approfondie et passionnée du Maroc. Pour Foucauld, le Maroc n’est pas seulement un lieu de curiosité mais un territoire à aimer et à comprendre profondément, au-delà de la simple observation. «Personne, outre Delacroix, n’a autant parlé du Maroc avec passion que Charles de Foucault», rappelle Zakya Daoud, retraçant les moments clés de son itinérance.
Dans cet ouvrage riche de 208 pages, Zakya Daoud nous offre bien plus qu’une simple chronique historique; elle explore les complexités des relations franco-marocaines à travers les siècles. Des débuts du Protectorat sous Lyautey aux divisions politiques, jusqu’à la vie commune des Français et des Marocains durant un demi-siècle, elle passe en revue les époques, les personnages et les événements importants. Cette synthèse historique captivante permet au lecteur d’embrasser les moments clés de cette relation unique entre la France et le Maroc, et d’en saisir la profondeur culturelle, artistique, et politique.
Zakya Daoud est journaliste, notamment à Jeune Afrique et au Monde Diplomatique, et écrivaine. Elle est auteure de nombreux essais sur l’histoire dont «La diaspora marocaine en Europe» (La Croisée des Chemins, Prix Grand Atlas 2011). Elle a, en outre, publié des romans.
«Maroc-France: mensonges et préjugés», de Zakya Daoud. 208 pages. La Croisée des Chemins, 2024. Prix public: 110 DH.