Certains romans authentiques semblent surgir d’un autre âge, ou trompent le lecteur en le faisant croire. Le récit épique d’Armand Tamafouo est suspendu dans une mémoire collective. C’est l’Afrique de la conquête européenne, des premiers «Blancs» et des missionnaires, alors que les colons semblent tomber du ciel, venus dans des vaisseaux irréels armés jusqu’aux dents d’épées et… de bibles. Il existait alors en ces temps oubliés un pays qui s’appelait Kovumba, une terre perdue «au milieu de nulle part» où «aucun peuple étranger n’avait jamais mis les pieds» (p.19) et qui ressemble à un «paradis terrestre» béni des dieux et plein de «mystères». C’est aussi une époque naïve où l’on croyait que la terre était plate et que le soleil volait dans le ciel. Mais «les Kovumbais n’avaient aucune idée du carnage qui plongerait leur territoire tout entier dans un désastre infernal» (p.11).
C’est là que naquit le héros de cette histoire: Samba Dabato, un guerrier «comme l’avaient été ses aïeuls depuis une douzaine de générations», un jeune homme qui a vingt ans au début de ce récit flamboyant. Il a surtout hérité de son grand-père paternel une lance qui a la réputation d’être empoisonnée, un «bijou de famille», dit l’auteur (p.11). Samba cherche la gloire et ce legs de ses ancêtres le rend responsable de la mémoire africaine, et du royaume de Kovumba dont il est le dépositaire tragique. À l’honneur, s’ajoute l’amour. Samba l’intrépide est secrètement amoureux de la belle princesse Niango, un «précieux butin» qui porte à sa cheville «un bracelet en cauris» faisant office de «couronne décernée à la plus belle femme du village» (p.12). Jadis camarades d’enfance, Samba et Niango ne partagent cependant pas le même sentiment l’un pour l’autre. Si le jeune guerrier a le cœur qui vibre sans cesse d’émotions troublantes, sa belle le dédaigne chaque fois qu’il esquisse une danse de séduction. Mais, «L’odyssée du guerrier» comme souvent le destin des vies sur terre, réservera bien des surprises à nos protagonistes.
Enfin, deux compères de Samba, comme une «seconde famille», plantent le décor final de cette saga où l’amitié joue un rôle de premier plan. D’abord Koffi, le plus âgé de la bande, mais aussi le plus court, avec une «grosse tête rectangulaire qu’il trimbalait au-dessus de sa petite taille», faisant à peine deux coudées de hauteur, et «des jambes arquées en forme de cerceau, car elles avaient du mal à supporter sa masse de tête» (p.17). L’autre gaillard qui ne quitte jamais Samba est Bakouakou qui affichait «un contraste effarant entre sa gourmandise et son allure chétive» (p.18).
Un jour, Kovumba est secoué par une terrible nouvelle. Niango à la beauté «rare, pure et légendaire» (p.13) est sollicitée par Kamga, un grand chef de village voisin. Ce dernier, qui possède déjà près d’une centaine d’épouses, jette son dévolu sur la jeune fille et de tractation en tractation, réussit à convaincre la tribu et notamment son chef corrompu de lui céder la belle princesse. Samba n’est plus lui-même, «le brave guerrier qu’il était autrefois s’était transformé en un pantin aussi ridicule que pathétique. Il ne parlait plus à personne. Il ne mangeait plus. Il ne dormait plus. Parfois en pleine nuit il se mettait à hurler de rage» (p.26). Le guerrier ne sait plus à quel ancêtre s’adresser pour calmer l’ensorcellement de Kamba et le faire rentrer bredouille. Mais le rusé Kamba connaît les traditions du village et s’y conforme avec soin, remettant à la famille de Niango et au chef du clan une dot généreuse, cédant quelques semaines de réflexion dont il prévoyait fatalement l’issue: une fois la dot consommée, chose qui arriva rapidement, le mariage devait obligatoirement avoir lieu.
C’était sans prévoir la détermination de Samba qui va tout faire pour sauver l’amour de sa vie des griffes du vieillard. «Le chef n’a pas le droit d’épouser une femme sans avoir son consentement» (p.37), crie-t-il à l’encontre des villageois. On l’arrête et on le jette en prison. Il est fouetté. Les sorciers de la forêt veulent en faire un exemple pour dissuader toutes les révoltes contre les traditions et les rites matrimoniaux. Dans le roman, les péripéties s’enchaînent et prennent un rythme d’aventure épique. Samba va s’évader, sauvé de sa cellule par ses compères. Ils vont fuir ensemble dans la sous-région et entreprendre un voyage mythique qui les mènera à découvrir le continent africain. Sur «une barque qui avançait lentement, ils traversèrent une mangrove de palétuviers en se faufilant à travers les racines» (p.69). Leur pérégrination devient poétique dans un monde d’images où les dunes du désert remplacent les grandes forêts vertes. C’est aussi un trajet dans l’imaginaire cyclique de la nature étrange: «Ils grimpaient sur les flancs des dunes, les escaladaient, glissaient dessus pour rejoindre la plaine et reprenaient le même cycle lorsqu’ils se retrouvaient à nouveau devant une dune.» (p.111) L’histoire se répète.
Puis, lorsque le lecteur s’y attend le moins, surgissent les colons blancs. Nous sommes aux prémices de la seconde moitié du roman. Celui-ci fait 240 pages. On pense avoir tout découvert dans l’histoire de Samba, mais un second thème en sous-main, peut-être le plus important, s’installe sans permission. Une merveilleuse hésitation où le sujet de la colonisation, bien caché jusque-là, advient brusquement, sans avertir, et le récit chavire dans l’histoire de l’esclavagisme. C’est le choc pour Samba et ses acolytes. Ils découvrent le père Artus, avec d’autres personnages énigmatiques qui marchent en procession, un livre à la main et une croix brandie au-dessus des cohortes. Ce «père Artus (qui) avait entrepris de construire une église au village. Mais en attendant, les cultes se tenaient sur la place principale, au-dessous d’un manguier» (p.170). Les nouveaux arrivants veulent coûte que coûte convertir Kovumba au christianisme. Loin des clichés sur la traite en Afrique, cette rencontre entre le christianisme des missionnaires des premières expéditions et le jeune Samba mène à un débat sur l’homme, le destin des peuples et le pardon nécessaire. À lire.
«L’odyssée du guerrier» est le deuxième roman d’Armand Tamafouo, après «Le petit orphelin» (2017). Né en 1996 au Cameroun, l’auteur est installé au Maroc depuis de nombreuses années.
«L’odyssée du guerrier», 240 pages. Éditions La Croisée des chemins, Collection «Sembura», 2023. Prix public: 95 DH.