Mon ami, le grand artiste Ernest Pignon Ernest, qui vient d’avoir quatre-vingts ans, m’a dit quelque chose qui m’a glacé: «depuis quelque temps, je ne fais qu’esquiver les balles; ça siffle de partout!». Il voulait dire que beaucoup de ses amis et connaissances mouraient. Il se sentait visé, persuadé que le prochain ce serait lui. Nous lui souhaitons longue et belle vie.
J’ai eu la même impression en apprenant le décès, à 78 ans, de mon ami Moa Bennani dont j’aimais l’œuvre et avec lequel j’avais travaillé sur un beau livre consacré à sa peinture, intitulé «Clair Obscur».
Je me souviens d’un homme généreux, inquiet comme peut l’être un artiste exigeant, ouvert sur les autres. Il avait à l’époque une vie privée compliquée. Je fus pris à témoin par une de ses femmes et je ne sus quoi lui dire. Il aimait les femmes et ne savait pas comment se débrouiller socialement avec chacune d’elles.
Mais ce qui m’intéressait chez lui, c’était son inspiration, une peinture qui éclate, explose et laisse des traces. Moa était un artiste complètement dévoué à son art. Il ne cessait de chercher comment l’approfondir, comment diversifier ses grands moments de création durant lesquels sa main déposait sur la toile les couleurs et leurs aspérités.
Il s’intéressait à la lumière, mais sa peinture est encore aujourd’hui dominée par quelque chose de sombre. Il se revendiquait du peintre catalan Antoni Tapies et disait se reconnaître dans l’œuvre superbe de l’Allemand Anselm Kieffer.
C’était d’abord un affectif. Il exprimait dans une gestuelle bien étudiée les moments intenses de sa perception du monde. Il était un peintre abstrait, mais derrière ces formes et ces masses de couleurs, il y avait une lumière, une superbe lumière venant de loin, de l’enfance, de ce Maroc d’enfance où les choses n’étaient pas dites, à peine murmurées.
Moa travaillait énormément. Il ne jetait pas de la couleur sur la toile. Il pensait longuement l’agencement de la matière au point où le granulé de la couleur ressortait comme l’écume après une tempête. Le tout nous interroge et nous donne à voir un monde tantôt nocturne et secret, tantôt solaire et merveilleux.
Moa était un esprit subtil dans un corps qui bougeait, dérangeait et s’exprimait dans une grande générosité de formes, où le clair se marie avec l’obscur, où l’apparent se dissimule derrière la substance du mystère.
C’était un artiste qui a dédié toute sa vie à cette rencontre souvent célébrée sur la toile entre la lumière du cœur et la lumière du jour. Son travail ne cesse de creuser le sillon de ce mystère, évitant les pièges et les facilités qui se cachent dans la matière qu’il invente, imagine et réinvente comme un musicien se tenant sur la pointe des pieds pour ne pas déranger la musique dont la beauté et la grâce emportent tout sur leur passage.
Il y a chez Moa Bennani quelque chose de musical, quelque chose de solaire et, par-dessus tout, il y a chez lui une création inquiète et originale, se situant à part dans l’imagination créatrice des arts plastiques de ces dernières décennies.
Dans cette peinture, point de nostalgie. Pas besoin de souvenirs qui s’ennuient ni de chagrin qui attend. Il y subsiste des traces de discordances, de questionnements, comme si un feu est passé par là, dérangeant l’harmonie mensongère. S’il a répudié la nostalgie, il ne sous-estimait pas le regard de la mémoire. Car son énergie avait besoin d’être portée par cette vision parfois turbulente qui allait chercher dans le temps, dans le passé de quoi se tenir et débusquer la violence de la vie, violence n’étant pas à confondre avec la brutalité de l’histoire.
En cela, Moa Bennani était un artiste qui ne négociait pas avec la vérité, la sienne, celle de ses ancêtres, de sa terre, de son Maroc, de ses liens les plus forts; la vérité qui a fait de lui un visionnaire dont il faut regarder le travail en étant complice, car sa subversion est contagieuse.