Lettre à ma mère

F. Pomel

ChroniqueVous n’êtes certainement pas obligé de lire. Mais si vous lisez, votre sens de l’humanité est requis envers l’humaine résiliente que je suis. Enfants blessés, soyons courageusement forts.

Le 12/08/2021 à 11h01

Ahmed, c’est tranquille ce jeudi, tu peux passer ton chemin, je ne vais pas parler de toi. Mais je tiens tout de même à te dire que si j’ai fini par détecter que ma mère était une perverse narcissique, c’est grâce à toi, que j’ai radiographié, toi qui es né bien des années plus tard un 19 mai, comme elle (oui, c’est dingue).

Putain, bordel, merde, chié.

Vous avez les oreilles qui tintinnabulent? Passez votre chemin, vous aussi, allez donc voir ailleurs si j’y suis, ça me fait parfois du bien de dire des gros mots. D’ailleurs ce qui suit risque fort d’être encore plus choquant à vos chastes oreilles.

Vouaaalà, du balai.

Et à présent que nous sommes entre nous, laissez-moi m’adresser à ma «chère mère», à laquelle je n’ai pas parlé depuis au moins quatre ans.

Jamila,

Je ne te connais plus. J’ai fait mon deuil de ta personne, de ce que tu es, ou peux être, et cela a été tout un processus.

Tu m’as, et j’édulcore, frappée. Humiliée. Mal attifée. Tu as été indifférente ou moqueuse de ce que je te disais, de ce que j’ai pu être devant toi.

Tout cela, tu l’as fait très savamment. Avec art, comme savent si bien le faire les pervers de ton espèce.

Il est vrai que tu es d’une bonne extraction sociale, ton nom de famille est attesté dans la ville des Sales Crétins –j’y reviendrai, patience– depuis, au moins, le XVIIe siècle.

Il est vrai, aussi, que tu n’es pas d’une ignorance totale. Bien qu’ayant raté ton bac au lycée Lalla Aïcha de Rabat, tu l’as tout de même obtenu, en bachotant au très couru cours El Bilia de Casablanca, où, mariée, mais dépourvue d’une cérémonie en bonne et due forme, tu avais suivi mon informaticien de père (toi, tiens-toi bien, un jour viendra où je te consacrerai les mots de la vérité).

Oui, zéro respect.

Mère abusive désacralisée.

Père fouettard tombé de son piédestal.

Et aujourd’hui, une vie à Essaouira.

Mon boss m’a permis d’aller où je voulais, du moment que j’y avais une connexion Internet.

J’ai choisi, malgré tout, le Maroc.

C’est le clou de Joha, une vieille, vieille, expression marocaine: j’y suis, j’y reste.

Et depuis mon repaire au Maroc, génitrice, d’où je vous écris, c’est phrase après phrase, chronique après chronique, que je me soigne et que j’existe.

Je me suis émancipée, libérée, du joug maternel, de la sacro-sainte «bénédiction» obligée, du Père et de la Mère.

Tout ce fatras traditionnel-là, je n’en ai strictement rien à faire.

Et vous savez quoi?

Je me porte comme un charme.

J’ai cette photo qui me vient à l’esprit: celle de ces jeunes de moins de 18 ans, qui croquent dans une pomme, en attendant d’être testés pour le Covid-19, juste après avoir illégalement franchi la clôture de Sebta. J’espère vraiment que l’Espagne les éduquera. Et que du désespoir de ces «Chiens perdus sans collier» (merci Gilbert Cesbron, un écrivain parmi tant d’autres qui m’a sauvée), il sortira le meilleur.

Mais où était donc passée leur mère?

Question accessoire: où était donc leur père?

Quel est ce désespoir qui les a conduits à s’enfuir de chez eux? A vouloir même quitter le pays où ils sont nés?

Cette autre image, il y a bien des années, dans un quartier très, très, huppé de Rabat. Elle buvait de sa bouteille de Sidi Ali, ce qui était encore disponible dans la maison. En bas, dans le jardin, au milieu des invités qui commençaient à affluer, des buffets à n’en plus finir. Oui: des.

Et, des jours durant auparavant, un frigo vide. Mais vide, à en avoir véritablement faim. Sa mère y avait soigneusement veillé.

Et là, après avoir bu de sa bouteille de Sidi Ali, elle devait descendre, saluer les invités et faire bonne figure, tout en prenant le soin de ne pas se jeter sur un buffet, succulent, et le mot est faible.

Quelle est cette perversion-là? Comment qualifier ce que j’ai pu observer, depuis les coulisses où je me trouvais?

Voilà l’un de nos maux: le culte des apparences, qui oblige une bonne partie des hommes et des femmes de cette société à mentir, à dissimuler des tares inavouables, pour paraître sous un jour jugé meilleur.

A la racine de ce mal, une béance: aucun amour, voire de la haine entre soi, qui nous tue à petit feu.

Jamila, tu ne m’as pas aimée, tu ne m’aimeras jamais, tu en es incapable.

J’ai préféré, après bien des hésitations, couper court, et aujourd’hui mon deuil est fait.

Ma compréhension est totale, je suis édifiée de ce que tu es.

Et je le sais, tu n’es qu’une parmi des millions.

Une, parmi des millions de femmes blessées, qui ont tout de même voulu enfanter.

Cela n’excuse pas ce que tu as pu me faire, en toute conscience.

Non, les mères ne sont pas à sacraliser.

Pas plus que les pères ne sont à révérer.

Soyons ce que nous voulons être, et si nous sommes blessés, ne nous plions pas à ce diktat d’une adulation parentale obligée, ravalée au rang de tradition, qui nous bloque et nous bride.

Existons.

Soignons aussi nos plaies, car pour la plupart, nous traînons en nous d’immenses blessures.

Par Mouna Lahrech
Le 12/08/2021 à 11h01