L’esprit politique

DR

ChroniqueJe laisse aux autres «le dernier mot». Je ne suis ni blessé ni écorché. Je suis juste effaré face à la manière dont on a éliminé de nos pratiques la notion de débat, d’échange, de dialogue et d’analyse sereine et claire. A la place, insultes, injures, offenses, invectives, diffamation, etc.

Le 12/12/2016 à 12h08

Le philosophe Emile Cioran (Roumain écrivant en français), écrit à propos de «la malédiction du moraliste» ceci: «Pour échapper à l’anathème (…) il n’y a d’autre recours que le détachement des réalités humaines, que le refus de les envisager et de s’y appesantir. La méditation sur l’être rend moins amer.»

Je laisse aux autres «le dernier mot». Je ne suis ni blessé ni écorché. Je suis juste effaré face à la manière dont on a éliminé de nos pratiques la notion de débat, d’échange, de dialogue et d’analyse sereine et claire. A la place, insultes, injures, offenses, invectives, diffamation, etc. Place aux humeurs et rumeurs vagabondes.

L’habitude est une mauvaise fréquentation. Elle est notre compagne et notre abri, notre tradition et notre maison. Elle est aussi le sommeil de la raison. Pourtant, s’en détacher, l’empêcher de s’installer avec tous ses bagages est le meilleur moyen d’avancer.

Je sais à présent pourquoi le discours politique au Maroc est en souffrance. Il nous arrive ce que Tocqueville notait à propos de ce qu’il appelle «l’esprit littéraire en politique»: «C’est ce qui consiste à rechercher ce qui est ingénieux et neuf plus que ce qui est vrai, à aimer ce qui fait tableau plus que ce qui sert, à se montrer très sensible au bien jouer et au bien dire des acteurs, indépendamment des conséquences de la pièce, et à se décider enfin sur des impressions plutôt que par des raisons».

On ne peut à la fois faire carrière en politique et servir sincèrement et totalement son pays. Nous savons que certains qui se battent pour se faire élire –ils sont prêts à tout pour cela– pensent à la satisfaction de leur ego et de leurs ambitions personnelles. Cela existe dans toutes les sociétés. La Marocaine ne fait pas exception. Servir le pays est une vocation noble, une sorte de choix mystique, un renoncement à tout pour être humblement au service de la Nation. Quelques exemples dans l’Histoire : le général De Gaule, Winston Churchill, Mohammed V et son petit-fils Mohammed VI. Ces grandes personnalités ont donné l’exemple au monde et ont fait le choix de placer l’intérêt national au-dessus de tout, en un niveau suprême et sublime.

Ceux qui font de la politique comme ils font le marché se trompent de métier. Il se trouve, et cela est valable aussi bien au Maroc qu’en Europe, que les éléments de grande valeur désertent le champ politique, le laissant aux marchands du temple et aux parleurs. La vulgarité, la médiocrité, le manque d’exigence morale et spirituelle, l’appât du gain, l’ambition à courte vue, voilà ce qu’on trouve dans le paysage politique dans beaucoup de pays. Celui qui a inauguré en grande pompe ce choix, c’est l’Italien Silvio Berlusconi qui avait misé sur la bassesse de l’homme et sur l’opportunisme de tant de citoyens, faisant de la corruption et de la fraude des moyens à peine dissimulés. Il a été suivi, dans une moindre mesure, par Nicolas Sarkozy et, surtout, par Donald Trump. C’est l’époque et la victoire de ce que le philosophe situationniste Guy Debord avait prévu dans son livre majeur «La société de spectacle». Triomphe aussi du populisme, c’est-à-dire de ce recours à la démagogie nous faisant croire que c’est là ce que désire le peuple. D’après le dictionnaire culturel d’Alain Rey, «le populisme pratique une démagogie en général nationaliste, souvent xénophobe, anti-intellectualiste, soutenue par la propagande».

Le problème avec ce genre de politicien, c’est la contagion. La politique n’est plus «guide de la cité» mais moyen pour assouvir des ambitions inavouables.

Pour une jeune, très jeune démocratie (je dirai en voie de démocratisation), le danger est là, dans ce malentendu. Le discours du politique ne parvient pas à convaincre le citoyen. Alors, on lui parle le langage religieux, quelque chose d’ancien et d’intouchable, langage que le peuple connaît et comprend. C’est là qu’il y a maldonne. Et c’est à cause de tout cela qu’une grande partie de Marocains ne se déplace pas pour voter. L’origine du phénomène inquiétant de l’abstention est là. Le reste, c’est du verbiage enrobé dans la sauce de la démagogie, du mensonge et de la vanité creuse.

De plus en plus de jeunes se détournent de ce marécage. Rien d’étonnant quand on constate que c’est la corruption et les impostures qui sont la règle. Le spectacle n’est pas beau. La lucidité est rejetée dans un flot d’insultes et de propos nauséabonds. Alors, tant de violence est un aveu.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 12/12/2016 à 12h08