Des moutons pas bêtes

Tahar Ben Jelloun.

Tahar Ben Jelloun. . DR

ChroniqueLes Marocains adorent les moutons gras et gros. C’est même une source de fierté. Mon mouton est plus gras que le tien et plus cher, autrement dit, mon cholestérol montera plus vite que le tien et mon AVC sera plus radical que le tien! Pourtant il n’y a pas de quoi être fier.

Le 28/08/2017 à 10h54

On ne sait pas comment les six millions de moutons que les Marocains s’apprêtent à égorger se sont donné le mot: un petit sms a vite fait le tour des bergeries du pays: «grève de la faim. Il faut arriver au marché maigre et en mauvaise santé, c’est la manière la plus simple de sauver sa peau en évitant de se faire trancher la gorge par un boucher hystérique mais efficace. Pas de bavure. On a rarement vu un agneau émouvoir un boucher et le faire pleurer». 

Les Marocains adorent les moutons gras et gros. C’est même une source de fierté. Mon mouton est plus gras que le tien et plus cher, autrement dit, mon cholestérol montera plus vite que le tien et mon AVC (accident vasculaire cérébral) sera plus radical que le tien! Pourtant il n’y a pas de quoi être fier.

Si les moutons arrivent cette année maigrichons, il y a des chances que des gens renoncent à cette fête ou du moins échangent la viande de mouton contre celle de quelques volailles. C’est un problème de santé nationale et de sauvegarde du cheptel.

Je sais que des familles attendent cette fête pour enfin manger de la viande et que d’autres scrutent ce mois pour faire des affaires juteuses. Ce qui serait cohérent et respecterait les valeurs de l’islam c’est que ceux qui ont beaucoup acceptent d’aider ceux qui ont peu ou qui n’ont rien. Autrement dit, ce serait l’occasion d’offrir aux familles nécessiteuses un mouton et considérer cela comme une zakat. C’est le sens même de cette fête: se sacrifier un peu pour alléger le malheur des pauvres. Mais l’égoïsme des possédants ne connaît souvent pas de limite.

On devrait réorganiser cette fête en un grand mouvement de solidarité nationale et introduire dans le pays un peu de générosité, un peu d’humanité. D’un coup, on sauvera le cheptel, de l’autre, on viendra en aide aux personnes qui ont aussi le droit de manger à leur faim une bonne viande.

Mais pour cela, il faudra bousculer pas mal de coutumes et de traditions, il faudra innover et avoir le courage de rendre à cette fête son sens symbolique. Il ne s’agit pas de l’abolir car elle compte beaucoup pour tant de gens, mais la réformer en fonction de l’économie du pays et du gaspillage que cela représente en fin de compte. En outre on rendrait un grand service à l’écologie en général. Beaucoup d’eau est nécessaire pour laver l’animal et le sol. Beaucoup de déchets qui traînent autour des poubelles qui ameutent les mouches, les chats et chiens errants. La fumée noire des têtes qu’on brûle en plein air pollue la ville.

En mars 1996, feu le roi Hassan II avait demandé au peuple de ne pas sacrifier de mouton cette année-là afin de préserver le cheptel. Je ne me souviens pas que la population ait manifesté dans les rues contre cette décision sage et importante. Pourquoi n’en ferait-on pas de même cette année? Certes, c’est une question plus politique que religieuse. C’est aux partis de s’adresser à leurs militants pour leur expliquer que sacrifier six millions de moutons en ce moment ne va pas dans le sens du développement durable. C’est peut-être le moment de repenser le sens de cette fête. Mais qui aura le courage de prendre une telle initiative?

Les moutons qui ont fait la grève de la faim, dont certains ont fait un sit-in devant le Parlement, l’ont compris mieux que les chefs de partis politiques. Il faut dire qu’ils sont hautement concernés. Sauver sa peau est aussi un instinct que nous partageons avec les animaux, à moins d’être un terroriste embrigadé par Daech qui méprise la vie et privilégie la mort.

Le cholestérol (le mauvais) sera bien triste; les accidents cardiaques se feront rares et les médecins auront moins de travail, ce qui les rendrait davantage disponibles pour s’occuper d’autres malades qui attendent désespérément dans les couloirs de l’hôpital public.

Bonne fête quand même!

Par Tahar Ben Jelloun
Le 28/08/2017 à 10h54