À Marrakech, on vole des trottoirs

Fouad Laroui.

ChroniqueLe piéton, l’humble piéton, n’a qu’à descendre sur la chaussée pour continuer son chemin au risque de se faire écraser par le triporteur d’un taleb m’aachou moderne, le bolide d’un ould l’f’chouch ou le 4x4 d’un narco-trafiquant.

Le 29/05/2024 à 10h59

Vendredi dernier, je marchais sur un trottoir quand soudain…

(Je passe à la ligne pour entretenir le suspense.)

… quand soudain, le trottoir disparut!

Un quidam l’avait volé. Boum! Vous ne vous attendiez pas à celle-là, non? Beaucoup de choses peuvent être subtilisées -un porte-monnaie, un portable ou même une voiture…- mais un trottoir?

C’était à Marrakech, plus précisément dans ce gigantesque faubourg qu’on nomme Mhamid ou M’hamid. J’avais décidé d’y passer la nuit dans un appartement prêté par des amis pour aller le lendemain matin admirer la rétrospective du peintre El Hariri au Comptoir des Mines (je vous la recommande, au cas où vous ne l’auriez pas encore visitée).

Muni de l’adresse et de la clé de l’appartement, j’avais pris un taxi à partir de la (belle) gare de Marrakech. Ledit taxi m’avait largué sur le boulevard, au bout du bout de M’hamid, et il s’agissait maintenant de marcher pendant quelques minutes dans une rue adjacente.

Et c’est dans cette rue que la chose se produisit. The sidewalk disappeared -j’écris ça pour me faire comprendre des jeunes non-francophones- j’en rencontre de plus en plus, parmi mes étudiants.

Je joins ci-dessous une photographie pour que vous n’alliez pas croire que j’invente cette histoire. (On me dit parfois que je fais preuve de beaucoup d’imagination dans l’écriture de mes romans; or je n’ai aucune imagination: je me contente de regarder. Le Maroc est un paradis pour les écrivains: il imagine pour eux. La réalité y dépasse toujours la fiction– et même l’affliction.)

Donc un quidam s’était emparé sans vergogne du trottoir et y avait construit -en dur!- l’extension de sa maison.

Carrément.

Le piéton, l’humble piéton, n’a qu’à descendre sur la chaussée pour continuer son chemin au risque de se faire écraser par le triporteur d’un taleb m’aachou moderne, le bolide d’un ould l’f’chouch ou le 4x4 d’un narco-trafiquant. Tant pis pour lui.

Et ne parlons même pas d’une personne handicapée sur son fauteuil roulant. Regardez la photo. Que peut-elle faire? Rien. Elle a en face d’elle un mur et elle ne peut descendre sur la chaussée. Alors, quoi? Que peut-elle faire? Crever?

Avisant une sorte de gilet jaune étiolé faisant fonction de gardien de voitures, je me dirigeai vers lui et l’ayant abordé civilement, je lui demandai qui habitait dans la bâtisse.

- N’sibt l’koweiti, me répondit-il.

Ah ouais, d’accord. La belle-mère du Koweïtien… Le Koweït est un pays ami qui nous soutient dans notre cause nationale, pas de problème, donnez-lui le trottoir, me dis-je in petto; et je m’apprêtais à tourner les talons et à oublier l’affaire quand le gilet jaune ajouta, avec cet irrésistible accent marrakchi qui rend drôles même leurs croque-morts:

- D’ailleurs, ce n’est pas vraiment un Koweïtien, ce n’est qu’un Marocain qui habite au Koweït.

Ah mais, ça change tout, si ce n’est qu’un Marocain… Je repartis à l’offensive.

- Ôte-moi d’un doute, mon bon. Il y a bien un m’qaddem dans cette rue?

- Il y a, oustad, il y a.

- Et il n’a pas remarqué que n’sibt l’koweiti habite pratiquement sur la chaussée, au mépris de la loi et des règlements d’urbanisme?

Le gilet jaune regarda longuement la façade de l’habitation.

- Oustad, tu me parles depuis cinq minutes de cette maison… Tu n’as pas mieux à faire? Ma ‘endek ch’ghel?

- Non, je n’ai pas mieux à faire. Cette maison m’empêche de poursuivre mon chemin sur le trottoir comme j’en ai le droit en tant que citoyen marocain. Alors, je proteste. C’est quoi, cette anarchie? On est en bled siba ici, à M’hamid? Les lois du pays ne s’y appliquent pas?

L’homme ouvrit la bouche, mais pas un son n’en sortit; puis il fronça le sourcil et s’éloigna en grommelant, en me jetant des regards inquiets.

Le lendemain, mes amis -un couple de professeurs- vinrent récupérer leur clé. Je leur racontai ma mésaventure. Ils haussèrent les épaules et m’emmenèrent sur leur terrasse, d’où l’on avait une vue panoramique du faubourg.

- Regarde: là, c’est un jardin d’enfants (sur les plans) que des riverains ont transformé en parking privé avec gardien; ici, un type a enclos une partie du trottoir pour y faire pousser des légumes; là, un névrosé a construit une cage autour de la porte de sa maison… Et tu as vu cette ruelle privatisée, en bas? Il y a maintenant un portail de chaque côté, il faut une clé pour la traverser… M’hamid, c’est le Far West à l’époque de John Wayne.

- Et les divers m’qaddem? Et le caïd? Au Far West, il y avait quand même des shérifs.

- Eh bien nous, dit Jamal, on attend un moderne shérif qui viendrait un jour avec un bulldozer faire respecter la loi et nous rendre nos trottoirs. Comme le fameux Driss B., jadis.

- Tu peux toujours rêver, rétorqua Naïma, son épouse. Personne ne sait où se trouve M’hamid, nul ne sait ce qui s’y passe et tout le monde s’en fiche.

Je suis rentré chez moi pensif, me demandant lequel des deux mots dans l’expression «les autorités locales» était pure fiction.

Du moins du côté de M’hamid.

Par Fouad Laroui
Le 29/05/2024 à 10h59