Pour concurrencer Apostrophes, le fameux feuilleton littéraire de Bernard Pivot, TF1 lança en 1980 une émission animée par Georges Suffert, La rage de lire. Hélas, le pauvre homme se tira une balle dans le pied dès la première phrase qu’il prononça. Montrant quelques livres, il affirma benoîtement:
- On vous dira ce qu’il faut en penser.
Pardon? Quelque chose en moi se rebella. Quelle arrogance! Qui êtes-vous, monsieur, pour prétendre me dicter mon opinion?
Je m’empresse de préciser que je n’ai rien contre Suffert, qui s’était engagé dans sa jeunesse pour l’indépendance du Maroc puis avait milité contre la guerre d'Algérie. Il ne s’agit ici que de l’expression qu’il avait employée. Je sais bien que c’est une expression figée dont le sens ne coïncide pas forcément avec ce qu’elle semble dire. Tout de même, j’en fus outré. Je n’ai plus regardé La rage de lire. L’émission disparut d’ailleurs après une petite année d’existence.
Si j’évoque aujourd’hui ces souvenirs, c’est qu’il me semble qu’une bonne partie de la presse occidentale continue de fonctionner sur le mode du «on vous dira ce qu’il faut en penser». Prenons le cas de cette guerre funeste qui oppose Moscou à Kiev. Un détail me frappe: en France, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Angleterre, en Espagne, etc., le bulletin d’information ajoute toujours l’adjectif «illégale» après le mot «annexion» lorsqu’il s’agit de la Crimée. Or ce n’est pas un fait, mais un point de vue. Ce n’est certainement pas celui des Russes qui n’ont pas oublié que la Crimée, russe depuis des siècles, fut «détachée» de leur pays et «rattachée» à l’Ukraine par l’Ukrainien Khrouchtchev il n'y a pas si longtemps. Le Protocole 41 du Præsidium du Soviet suprême du 5 février 1954 le dit ainsi: «compte tenu de la similitude de l’économie et de la proximité territoriale (…) entre l’oblast de Crimée et la RSS d’Ukraine, le Præsidium décrète son transfert de la Russie à l’Ukraine». Voilà un fait. Ce rattachement administratif se fit à l’intérieur d’un même pays, l’Union Soviétique, à une époque où personne ne pouvait prévoir son éclatement quelques décennies plus tard.
Pardon pour ce petit cours d’Histoire. Mais ce n’est qu’un exemple pour illustrer ce que je dis ici. Je ne prends pas position sur la légalité ou l'illégalité de l’annexion de la Crimée. Je dis simplement qu’en ajoutant systématiquement l’adjectif «illégale» après le mot annexion, le journaliste prétend penser à notre place. Ce n’est pas son rôle.
D’autre part, nous sommes sommés, nous autres non-Européens, de nous aligner sur la position de l’UE –et sur quel ton! La presse occidentale nous regarde de haut, persuadée qu’elle seule est indépendante et qu’elle distille chaque jour de vraies «informations». C’est parfois le cas, ce ne l’est pas toujours. Il arrive fréquemment qu’elle ne nous dise pas la vérité –c’est-à-dire les faits– mais sa vérité, c’est-à-dire ce que selon elle, il faut penser des faits.
Eh bien, non. Nous sommes majeurs. Donnez-nous les faits, rien que les faits. Nous sommes capables de conclure par nous-mêmes.
Et cela ne date pas d’aujourd’hui. Voici un exemple frappant qui remonte à un demi-siècle. On nomme «crise de Cuba» le bras-de-fer qui opposa les États-Unis et l’URSS en octobre 1962 et qui se termina, nous dit la vulgate occidentale, par l’humiliation de l’URSS: elle dut rapatrier les missiles qu’elle avait installés chez Castro. En réalité, les Soviétiques avaient agi en représailles à la mise en place en Turquie, par l’Otan, de missiles nucléaires pointés sur Moscou. La crise prit fin lorsque les deux puissances retirèrent simultanément leurs fusées, de Cuba et de Turquie. Et pourtant, on continue de parler de «la crise des missiles de Cuba». Avez-vous jamais entendu quelqu’un dire «la crise des missiles de Turquie»?
Et c’est ainsi que le langage nous impose ce qu’il faut penser…