Leur télescope et notre carte grise (suite et fin)

Fouad Laroui.

Fouad Laroui.. KF Corporate

ChroniqueAccrochez-vous, amies lectrices, amis lecteurs. Voici une ébouriffante étude de cas qu’on pourrait proposer à nos étudiants en gestion, en sociologie, en anthropologie, en marocanologie.

Le 19/01/2022 à 11h09

Mon billet de la semaine dernière a suscité beaucoup de réactions, parmi lesquelles celle d’un ami souiri qui m’a fait ce reproche: «tu t’es contenté d’évoquer le sujet. Pourquoi n’as-tu pas cherché à savoir comment nous en étions arrivés là?»

Titillé par cette amicale admonestation, j’ai mené ma petite enquête en appelant au téléphone toutes sortes de gens et voici les résultats de mon travail, en exclusivité pour les lecteurs du 360.

Au début du millénaire, vers 2002/2003, un appel d’offres fut lancé pour la mise en place d’un nouveau système de gestion des permis de conduire et des cartes grises. Il s’agissait, intention ô combien louable, de passer des versions papier vers un format électronique avec une carte à puce contenant toutes les informations nécessaires sur les conducteurs et les véhicules. 

Le Maroc non seulement se modernisait mais il était même précurseur à l’échelle internationale! Le nouveau système, très performant, devait gérer de façon intelligente et instantanée les permis à points et les cartes grises électroniques. Il présentait plusieurs avantages: faciliter la vie des citoyens; permettre à la police et à la gendarmerie de contrôler en temps réel, à partir de terminaux connectés, les véhicules, et en particulier de coincer les chauffards inconscients qui sèment la mort sur nos routes. Côté carte grise, il devait garantir la propriété des véhicules tout en rendant extrêmement aisées les opérations de transfert de cette dernière. L’affaire de quelques clics sur un site dédié. Hourra!

Résumons: il y avait là un excellent projet, l’intention était bonne, le Maroc devait être un exemple à suivre. Et c’est pourtant ce projet qui s’est transformé en cauchemar aussi bien pour les usagers que pour les préposés en charge de sa mise en œuvre.

Comment? Pourquoi?

Qui est responsable de ce gâchis qui a coûté des centaines de millions de dirhams, notamment pour l’achat de cartes dont les puces ne sont jamais utilisées?

La réponse n’est pas simple. Accrochez-vous, amies lectrices, amis lecteurs. Voici une ébouriffante étude de cas qu’on pourrait proposer à nos étudiants en gestion, en sociologie, en anthropologie, en marocanologie.

1. Le projet fut adjugé dans le cadre d’une concession confiant à un acteur privé la gestion des opérations de front office en laissant celles de back office entre les mains de fonctionnaires. Je vous laisse le soin d’imaginer la belle pagaille qui en a résulté. Imaginez un(e) jeune crack de l’informatique fournissant en front office des logiciels dignes de la navette spatiale, avec une infinité non-dénombrable de lignes de programme en cobol ou en fortran ou en X3SS, et allant ensuite réveiller Abdelmoula, en back office, pour qu’il «implémente» le truc. Vous visualisez?

2. La loi permettant la reconnaissance des supports électroniques en lieu et place des cartons rouge et gris n’a été promulguée que plusieurs années (oui: plusieurs années!) après l’adjudication du projet. Auguste et les Medicis avaient comme devise Festina lente, c’est-à-dire «hâte-toi lentement». Est-elle aussi celle de nos parlementaires? En tout cas, sans loi idoine, comment mettre en place cette grande réforme?

3. Les permis de conduire et les cartes grises sont délivrés par le ministère du Transport mais leur usage est du ressort de la police et de la gendarmerie. Cette particularité (je n’ai pas dit «bizarrerie») a-t-elle été prise en compte lors de la mise en œuvre du projet? Je n'ai pas réussi à le savoir. Supposons que personne n’y ait pensé. On peut alors imaginer les problèmes de compatibilité des systèmes informatiques des uns et des autres, ou même les incompatibilités d’humeur entre fonctionnaires et pandores…

4. Ce qui précède prouve ceci: nous avons superposé de nouveaux process électroniques à d’anciennes procédures datant d’une autre époque –l’année du typhus, carrément. Le superbe projet de départ se désagrégea donc en un ensemble de cas particuliers parmi lesquels personne ne se retrouve… Sauf le gros bonhomme à la cigarette dont je vous ai parlé la semaine dernière. Il devient incontournable, et pas seulement à cause de son tour de taille. Or qui dit incontournable, chez nous, dit… Allez, ne disons rien.

5. Premier exercice pour les étudiants en gestion. Supposons que la Dacia de mon ami Flane –qui m’a mis la puce à l’oreille il y a deux semaines en me narrant ses tribulations– ait été achetée à Marrakech mais qu’elle avait été immatriculée à Rabat lors du premier achat (WW). Flane, habitant Casablanca, doit déposer son dossier dans la ville de Humphrey Bogart; mais ce dossier doit être validé par les services de Rabat puisque le véhicule y fut immatriculé en WW. Si par malheur le dossier initial déposé à Rabat date d’avant les supports électroniques, alors le service de Rabat doit aller chercher dans de poussiéreuses archives –qui oserait s’y aventurer? Bouazza?– pour mettre à jour les données avant de donner le feu vert au gus du service de Casa pour que ce dernier, nommons-le Bouchaïb, procède à son tour au changement demandé par mon bon vieux Flane. Question aux étudiants: partant de la méthode Actors’ Studio («Quelle est ma motivation?»), estimez la vitesse combinée à laquelle Bouazza et Bouchaïb s’acquitteront de leur tâche.

5. Deuxième exercice pour les étudiants en gestion. Supposons que mademoiselle Jalila ait passé son permis de conduire à Berkane et qu’elle habite maintenant dans l’illustre cité d’Azemmour, au bord de l’Oum Er-R’bi’. Elle doit renouveler son permis. Elle dépose sa demande à El Jadida puisqu’il n’y a pas de «service des mines» à Azemmour. Le service d’El Jadida doit attendre le top de celui de Berkane, tout là haut à droite sur la carte de notre beau pays, pour vérifier l’authenticité du permis rouge que la charmante Jalila a présenté au préposé doukkali. Compliquons le problème pour les étudiants: au moment du lancement du projet évoqué au début de ce billet, il y avait beaucoup de permis rouges en circulation sans qu’il n’y eût de dossier leur correspondant dans les services des mines. Incroyable mais vrai. Question: combien de temps avant que Jalila ne fonde en larmes et ne commence à rêver du Canada?

6. Question subsidiaire: calculez le nombre de ministres qui se sont succédés à la tête du département en charge de ce dossier et qui se sont un jour pris la tête entre les mains, désespérés, regrettant d’être entrés en politique.

Pour ne pas rester sur une impression négative, et parce que je n’admets aucune critique qui ne soit accompagnée de propositions concrètes pour résoudre le problème dont on traite, voici une idée valable pour la mise en œuvre des grands projets complexes: mettre en place une delivery unit qui aurait les prérogatives légales nécessaires pour mener lesdits projets à bon port, de manière transverse, avec un pouvoir réel de décision, quelle que soit la couleur des gouvernements qui se succèdent.

Lors de mon enquête, un de mes interlocuteurs, un haut fonctionnaire aussi intègre que compétent, m’a dit ceci: «nous avons certes échoué dans le projet du permis de conduire et de la carte grise mais nous avons réussi dans beaucoup d’autres domaines». Dont acte. Alors qu’attendons-nous pour remettre sur le tapis ce projet et pour le mener à bien cette fois-ci?

Par Fouad Laroui
Le 19/01/2022 à 11h09