Est-ce qu’il nous faut des ingénieurs ou des avocats?

Fouad Laroui.

Fouad Laroui.. KF Corporate

ChroniqueSoit nous ressemblons aux Américains et ce n’est pas grave d’avoir autant d’étudiants en droit. Soit nous ne sommes pas des Américains et les lawyers que nous formons n’auront pas assez de contrats à élaborer ou à contester. Que feront-ils alors?

Le 08/12/2021 à 11h03

Hier, un haut fonctionnaire du ministère de l’Enseignement supérieur, un ami d’enfance, m’a fait, soucieux, la remarque suivante:

– 40% de nos étudiants de première année sont inscrits en droit.

Et d’ajouter:

– Avons-nous besoin d’autant de juristes?

Chacun peut répondre à cette question comme il l’entend. (À vos plumes!) Mais je préfère, avant de tenter une réponse, comparer deux pays aux traditions opposées. En France, la majorité des dirigeants de grandes entreprises sont des ingénieurs; aux Etats-Unis, ce sont des juristes.

Pourquoi?

Il faut regarder comment ces deux pays sont entrés dans la modernité pour le comprendre. (Ce qui suit doit beaucoup à Tocqueville pour l'Amérique et au polytechnicien casablancais Philippe d'Iribarne pour la France.)

Les Américains descendent en majorité de marchands et d’aventuriers-voyageurs. (Dans les westerns, il y a toujours un marchand ambulant trimbalant son fonds de commerce dans une roulotte, de pueblo en ville-fantôme. Et souvenons-nous que le Parrain, don Corleone, a commencé par importer de l’huile d’olive de sa Sicile natale…) Les marchandises, ils les considèrent d’abord sous l’aspect de leur valeur d’échange. C’est le commerce qui prime. Or le commerce est régi par le droit. Il faut partout et pour tout des contrats, donc des lawyers. D’autre part, les Américains se méfient de l’État: tous les différends se règlent devant une cour de justice et non devant l’administration. Des lawyers, encore des lawyers!

Si on regarde les derniers présidents des États-Unis, voici leur formation universitaire: Biden, le droit; Obama, le droit; Bush, les affaires (un MBA); Clinton, le droit, etc. Il faut remonter à Jimmy Carter, en 1976, pour trouver un ingénieur accédant à la magistrature suprême.

Par contre, quand la France est entrée dans la modernité il y a deux siècles, elle était de tradition agricole et artisanale. L’important, c’était d’abord l’objet, sa fabrication. L’artisan et l’ingénieur dominaient. Ce n’est pas un hasard si la plus ancienne école d’ingénieurs au monde, l’École des Ponts et Chaussées, fut créée dès 1747, sous Louis XV.

D’autre part, depuis Colbert, différends et bisbilles se règlent d’abord devant l’administration. Le recours à la justice est secondaire. D’où l’importance de l’ENA, l’École Nationale d’Administration. Parmi les sept présidents qui ont succédé à De Gaulle, quatre– Giscard, Chirac, Hollande et Macron– sont énarques!

D’où une différence de style: le patron américain gère par contrats écrits, le patron français dirige par ordres et consignes.

Bon. Revenons à notre beau pays. Qui sommes-nous, au fond? Des commerçants ou des artisans? Et que devons-nous être pour développer notre économie? Ici, ce sont les anthropologues et les sociologues qui devraient nous donner la réponse. (Merci d’avance, collègues.)

Qui sommes-nous? Soit nous ressemblons aux Américains et ce n’est pas grave d’avoir autant d’étudiants en droit. Soit nous ne sommes pas des Américains et les lawyers que nous formons n’auront pas assez de contrats à élaborer ou à contester. Que feront-ils alors? Dans ce cas, la statistique qui indique que nous produisons des juristes au lieu de former des ingénieurs montre un aspect de notre enseignement qu’on peut qualifier sans fard ainsi: c’est une catastrophe.

Par Fouad Laroui
Le 08/12/2021 à 11h03