Grandir rue Khalid Saoud El Halibi

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ChroniquePourquoi distinguer le génie quand on peut acclamer le néant?

Le 20/05/2020 à 16h38

L’affaire fait le buzz, comme on dit. Le Conseil municipal de Temara a donné à des rues qui ne lui demandaient rien des noms de prédicateurs wahhabites.

Cette histoire est très grave. Elle illustre le niveau de médiocrité où nous sommes tombés. Ces prédicateurs n'ont jamais produit la moindre pensée ni imaginé le moindre concept pour comprendre le monde. Ils ont tourné le dos à la science et au progrès et se contentent de répéter bêtement les imprécations d'Ibn Taymiyya, vieilles de huit siècles. Rien à voir avec la pensée subtile, intelligente et toujours vivante des Farabi, Ibn Sina, Ibn Roshd, Ibn Khaldoun.

Le Conseil municipal de Temara n’a sans doute jamais entendu parler de ces authentiques génies. Ou alors, il s'en méfie. Des philosophes! Oh là là... Ne vont-ils pas ébranler la foi du citoyen? Aux oubliettes, Ibn Sina et Ibn Roshd! Fuera, Farabi! Vade retro, Ibn Khaldoun, va inventer ailleurs la sociologie!

Bienvenue, Khalid Saoud El Halibi, Ahmed Anakib, Adam Adahlouss, Khalid Assoltan!

Who the hell… Quoi? Qu'est-ce...? Qui sont ces types? D'où sortent-ils? Et s’il faut les honorer en leur offrant notre voirie, pourquoi s'arrêter là? Puisque ces inconnus n’ont jamais rien dit d’original et ne font que rabâcher l’ingrate doctrine wahhabite, pourquoi ne pas prendre la liste de tous ceux qui prêchent dans une mosquée ou sur une chaîne youtube (Flan ben Flan, Untel Al-Kekchose, sheikh Tartempion…) et donner leurs noms à nos rues? Ainsi nous aurions un stock de cent mille noms et nous pourrions nous passer de l'immense Ibn al-Haytham, inventeur de la chimie, du subtil Birouni, d’al-Idrissi, le premier des cartographes, enfant de Fès, etc.

Pourquoi distinguer le génie quand on peut acclamer le néant?

(Hypothèse affolante: le Conseil municipal de Temara est en fait un repaire de surréalistes hilares qui ont décidé de mettre en valeur les types les plus insignifiants, comme dans le Dîner de cons…)

Mais il y a autre chose: sauf erreur, l'Intérieur doit valider les noms donnés aux rues par les Conseils municipaux. L'a-t-il fait à Temara? On n’en sait rien; mais entretemps, le ministre a remis les pendules à l’heure en annulant la décision du maire obscurantiste. Il a ainsi mis en œuvre ce beau slogan, qui pourrait être celui du Maroc nouveau: ‘L'État qui protège’ … de la bêtise! (Vaste programme.)

Si le tsunami de médiocrité qui déferle depuis une décennie sur les Conseils municipaux de notre pays rend leur contrôle épuisant ou impossible, eh bien réhabilitons les numéros! Décidons que désormais, toutes les rues auront des chiffres, pas des lettres. C'est ce qui se fait à Tokyo et dans d'autres métropoles.

Mieux vaut des numéros que des noms d’andouilles. Après tout, j’ai grandi rue 630 dans le quartier Bouchrit à El Jadida et ça ne m’a pas traumatisé –c’est peut-être même pour cela que je m'étais orienté vers les mathématiques (j’avais remarqué que 630 = 2 · 3² · 5 · 7, où l'on retrouve, ô joie!, le début de la suite des nombres premiers).

Ah, la rue 630 de notre jeunesse… Finalement, mes frères et sœurs et moi, nous nous en sommes plutôt bien sortis –ouverts sur le monde, raisonnables, curieux de tout. Qui sait ce que nous serions devenus si nous avions grandi rue Khalid Saoud El Halibi?

Par Fouad Laroui
Le 20/05/2020 à 16h38