On ne s’en est rendu compte que récemment mais en mai dernier le président américain Joe Biden avait fait en douce au Congrès une proposition étonnante: autoriser des milliers de Russes à entrer et s’installer aux États-Unis sans formalités. Oui, des Russes!
L’information était noyée parmi d’autres à la page 11 de l’édition internationale du New York Times datée du 4 mai. (Vérifiez.) On y lit vraiment l’expression «sans les formalités habituelles», c’est-à-dire sans demande de visa ni fourniture de trente-six documents du genre «certificat de bonnes vie et mœurs» –comment dit-on m’qaddem en russe? –ou «attestation de vie» –même les zombies et les fantômes pouvaient postuler, pourvu qu’ils vinssent de Moscou, de Kazan ou de Kostroma.
What? What the…?
La proposition de Biden tient toujours. On se frotte les yeux mais les mots n’en disparaissent pas pour autant. En pleine guerre entre la Russie et l’Otan, donc les États-Unis, ces derniers accueillent à bras ouvert des moujiks?
Mais justement, ce ne sont pas des moujiks aux mains calleuses devant qui on déroule le tapis rouge. Le projet porté par Biden précise clairement que les impétrants «doivent être titulaires d’un master ou d’un doctorat en sciences, en particulier en physique nucléaire ou en intelligence artificielle».
Ah, les choses deviennent plus claires. L’initiative de la Maison Blanche vise à faire d’une pierre deux coups: renforcer les capacités américaines dans ces domaines cruciaux et affaiblir d’autant le pays de Poutine.
Vous me dites: «C’est de bonne guerre». Oui, c’est le cas de le dire. Et, à la réflexion, ce n’est que la continuation d’une guerre sourde que se livrent les puissances depuis quelques décennies: il s’agit de se «chiper» les cerveaux par tous les moyens. Regardez la liste des lauréats du prix Abel, le Nobel des mathématiciens: sur les dix les plus récents, la moitié sont des Américains naturalisés de fraîche date, c’est-à-dire des têtes venues d’ailleurs.
Mon ami Steven D. me dit qu’en Angleterre les Conservateurs sont en train de réfléchir à une façon détournée d’importer quelques milliers de scientifiques indiens après avoir répété pendant des années qu’ils constituaient, eux les Tories, le meilleur rempart contre… l’immigration.
Et nous? Que pouvons-nous faire pour retenir nos scientifiques de haut niveau? J’en connais des dizaines aux États-Unis, en Suisse, en Angleterre, en France… et je n’ai pas la réponse. Interrogé, chacun me fait une réponse différente. L’un ne peut effectuer ses recherches que dans un laboratoire de pointe du genre CERN, l’autre évoque la qualité de la vie là où il se trouve (Californie, Canada, Suisse…), un troisième déplore les lourdeurs administratives auxquelles il serait confronté at home–être nommé professeur n’est pas simple, même quand on est brillant. Un de mes amis, physicien de haut vol, avec une liste impressionnante de publications dans les revues internationales les plus prestigieuses, en a assez de végéter à un grade inférieur à sa juste valeur. Gageons qu’il sera québécois ou parisien dans quelques années.
Certaines universités marocaines font des efforts louables pour promouvoir leurs chercheurs les plus prometteurs et pour faire revenir au pays ceux qui font de belles carrières à l’étranger; mais il n’est pas facile de concurrencer Harvard, Saclay ou les Instituts Max-Planck.
On se consolera en se rappelant qu’un Marocain ne perd jamais sa nationalité. Par conséquent, le jour où une Américaine née à T’nine Ch’touka ou un Suisse originaire du Rif obtiendront un Prix Nobel, on pourra légitimement pavoiser dans toutes les villes du Royaume…