Des villes en crise? «La faute à la campagne!»

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Chronique«Al-‘Aroubiya» par ci, «Al-‘Aroubiya» par là… Le bouc émissaire semble tout trouvé par certains pour faire endosser les maux de la ville. Que serait pourtant celle-ci sans cette ruralité porteuse de richesses et de valeurs? L’équilibre urbain n’est-il pas dans l’alchimie harmonieuse entre ses différentes composantes?

Le 06/11/2021 à 11h00

Bouc émissaire désigné par certains pour faire endosser la toison hirsute de la ville: la ruralité!

«Al-‘Aroubiya» se trouve ainsi érigée en insulte suprême synthétisant raisonnements simplistes et préjugés des plus stigmatisants.

Nous n’avons pas la prétention de résumer ici la littérature relative à la dualité ville/campagne, ni l’histoire de la rivalité séculaire, quasi-équivalente, entre les «Ahl al-hadar» (Ceux de la cité) et les «Ahl al-wabar» (Nomades et Gens des tentes en poil).

Ceci dit, quelques interrogations s’imposent.

Que serait la ville sans cette ruralité porteuse de richesses et de valeurs?

L’équilibre urbain n’est-il pas dans cette hybridité et dans l’alchimie harmonieuse entre ses différentes composantes?

Pour commencer par Casablanca, symbole même de la mégalopole en continuelles mutation et extension, n'est-ce pas son riche hinterland qui en avait fait le port d'exportation des matières premières de la plaine Chaouia, la laine et le blé, faisant la renommée de l'Anfa médiévale et poursuivant, à l’ère moderne, le regain d'intérêt pour son port, aux débouchés de profondes provinces intérieures, ouvert au négoce international?

Qu'est Casablanca sans ses multiples tribus, situées historiquement extra muros, aux environs immédiats de la vieille ville ou dans sa région avoisinante, inclues depuis dans son cœur palpitant, sans jamais avoir cessé de jouer un rôle déterminant dans cette relation de complémentarité et d’interdépendance: les Hjajma, les Maâroufi, les Oulad Haddou, les Oulad Jmel, les Hraouiyine, les Mediouna... Sur lesquelles la ville a étendu anarchiquement ses tentacules ?

Que deviendrait l’histoire de Fès sans sa campagne, inséparable de sa culture et de son histoire et à laquelle un ouvrage de référence en deux tomes («Fès wa Bâdiatouhâ» du professeur Mohamed Mezzine) démontre, entre autres livres, ce rang de binôme? De la même manière que pour Tanger et son Fahs, pour Marrakech et son Haouz ou pour le Dir de l’Atlas de Beni Mellal…

Sur le plan généalogique, les données sont aussi significatives avec pour illustrations les travaux du cheikh Abd-el-Kebir Kettani. S’exprimant sur la base d’actes adoulaires et de fait, de documents concrets, il démontre dans son «Zahr al-Âs fî bouyoutât Ahl Fès», publié au début du XXe siècle, le rôle saisissant dans le peuplement apporté par les montagnes et les plaines immédiates, étant entendu, comme dirait le vieux dicton, que tous les Fassis ne sont pas sortis de la fontaine de Moulay Driss.

On peut en dire autant pour toutes les autres villes, telle Salé, la citadine, aux liens étroits entretenus le long de son histoire avec son arrière-pays constitué par les vastes plaines du Gharb ou de la Chaouia qui fournirent à la cité une manne humaine considérable.

Une référence éclairante sur les familles et les personnalités distinguées qui ramènent fièrement leur origine au terroir, en est le livre de l’historien slaoui, Mohamed ben Ali Doukkali: «Al Itĥâf al-Wajîz, Tarikh Al-Adwatayn», consacré à l’histoire des deux rives.

Ainsi en est-il depuis les origines médiévales avec les Beni-Achrine, issus de Fenzara, tribu résidant anciennement entre Oued Baht et la tribu Zaër, considérés comme les fondateurs de la Salé Nouvelle aux côtés des Beni Ifren, sur la rive droite du Bouregreg.

- « Ah! Mais, pourraient rétorquer certains, par «‘Aroubia» dont on est fier et dont on mesure l’apport et l’histoire, on entend davantage les derniers venus, ceux qui n'ont ni manières ni savoir-vivre. Le clivage n’est pas entre la ville et la campagne mais entre la civilisation et l’archaïsme».

Justement, c’est là où le bât blesse! Par quel tour de passe-passe, en est-on arrivé à associer la campagne au manque d’éducation et à l’incivisme?

S’il est un fait que l'exode rural de ces dernières décennies, accentué par la sécheresse des années 70, a amené en ville des comportements spécifiques (dont quelques modes de transport comme les charrettes tirées par des mules et des ânes, l’occupation de l’espace public par les marchands de fruits et de légumes, la floraisons de souks quotidiens disparates tandis qu’à la campagne, ils sont organisés dans des endroits précis à un rythme hebdomadaire…), cela n’occulte pas le fait que si la campagne vient à la ville, l’inverse est tout aussi valable.

Les scènes vues de moutons ou de vaches broutant l’herbe des rond-point ou les déchets amoncelés près des bennes à ordures, ne sont pas le fait de ruraux traînant leur cheptel mais d’une ville étendue sur l’espace rural sans garantir une intégration socio-économique ni une osmose véritable.

Plus grave que cela, la ville, lieu considéré «de civilisation par excellence», s’est dépouillée peu à peu des attributs civilisateurs à la faveur du laisser-aller de la gestion et de tous les signes de déshumanisation, avec pour illustrations, les quartiers dortoirs et ce qu’on qualifie de «nouveaux territoires» à l’usage des défavorisés cantonnés dans les bidonvilles et dans les faubourgs…

Nous sommes loin de la medina traditionnelle intégratrice, même si elle est ceinte de remparts qui en marquent les limites, à l’image de l’urbs latine ou de la polis grecque, cédant la place à la ville moderne marquée initialement dans nos contrées par une dualité entre la ville européenne aux côtés de la ville indigène, dans une ségrégation spatiale assumée, au nom de la sauvegarde des us et coutumes des uns et des autres.

Comment assurer aujourd’hui, dans des villes de plus en plus surpeuplées, des espaces de convergence, aptes à assurer l’intégration et les mêmes droits à tous, dont le droit à la culture?

Or, si vous prenez une ville et que vous la dépouilliez progressivement de ce qui fait sa qualification de base (écoles publiques de qualité, conservatoires de musique, centres sportifs et artistiques accessibles à tous, cinémas, théâtres…); que vous y ajoutiez sans fin des logements hideux en béton ne respectant ni éthique ni esthétique; que vous installiez entre deux cafés, un autre café; que vous perpétuiez une forme d’exclusion urbanistique où les plus démunis sont toujours chassés plus loin en périphérie… Il ne faut pas s’étonner des conséquences dont il serait injuste d’accabler le nouvel arrivant chargé à lui seul de tous les maux.

A moins de se voiler la face, le problème n'est pas la ruralité envahissant la ville. Le problème c’est la politique sociale globale, ce sont les défaillances de la gestion de l’urbain et du rural, c’est la prédation immobilière, c’est la faillite de l'éducation et des valeurs qui vont avec....

Si les villes se sont dégradées à ce point, vous imaginez bien l'état du monde rural, acculé à abandonner sa terre et son héritage pour poursuivre, avec désenchantement, les mirages mensongers de la ville.

Par Mouna Hachim
Le 06/11/2021 à 11h00